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Château de la Barbe bleue, Opéra-comique en trois actes, paroles de M. de Saint-George, musique de M. Limnander (Première représentation).

Paris, 2 décembre.

Certes, hier au soir assistant, au milieu de ce que j’ai appelé l’état-major parisien, à la production de cet ouvrage nouveau de l’auteur des Monténégrins, en voyant les loges de la galerie occupée par une foule d’hommes politiques, en compagnie de leurs dames, nous ne soupçonnions guère que ce fameux coup d’État, tant annoncé depuis deux ans, éclaterait sur tous les murs de Paris au retour de l’aurore!

J’ai personnellement même cet incident à noter, que durant un entracte, l’ambassadeur d’une grande puissance s’était croisé avec M. de Morny, dans le couloir, l’arrêta et lui dit: Rien de nouveau Monsieur? - Absolument rien que je sache, Mylord! - répondit le personnage dont, en ce moment même, l’imprimerie nationale plaçait le nom au bas des affiches, inattendues, comme contre-seing de ce qu’on sait, à titre de nouveau ministre de l’intérieur.

Mais c’est aux Indes, qu’il faut que je vous pilote, et non dans la dédale inextricable de la politique! allons, marchons, partons. Cette toile levée vous représente une hôtellerie voisine de Madras; des pirates (à ce qu’ils disent) boivent et chantent. Deux étrangers surviennent, tout frais débarqués. L’un est le chevalier Hercule de Lautillac, l’autre le sieur comte de Rochambeau. Ce que vient faire là le Gascon, on le saura; quant au second, il vient recueillir aux Indes la succession d’un sien oncle, un nabab. On parle devant eux d’une dame mystérieuse, qui habite sur un pic inaccessible, et connue dans le pays sous le nom terrifiant de Madame Barbe Bleue. Le fait est que la dame a eu quatre maris, tous morts de façons surprenantes, et qu’on ne comprend même rien à l’âge de l’ogresse, qui passe avec une facilité singulière de soixante hivers à vingt printemps. Cet ensemble d’irritants détails excitent la curiosité de Rochambeau, qui cherche un guide pour se rendre au fameux château. Là-dessus surviennent les pirates animés du même désir, mais dans un but plus sérieux, car ils doivent s’emparer d’un certain personnage… mais n’anticipons pont sur le second acte.

Donc, tout le monde veut aller au terrible château. Un guide arrivé à point, c’est un boucanier, roi de la forêt, selon lui-même. Jacques poursuit les tigres et les panthères, et se taille des pourpoints dans leur peau. Il connaît les tours, les contours et les retours, il guidera la bande jusque dans l’antre de la Barbe-Bleue. A vrai dire le boucanier Jacques, a l’air assez inquiet du dessin des pirates et s’il accepte de les guider c’est pour les égarer. Acte second. Le château.

Mme Barbe-Bleue est dans une charmante salle de verdure, entourée d’esclaves qui, armée de grands éventails, appellent les zéphyrs et écartent les moustiques. Etendue sur un divan, elle rêve et chante. Rochambeau, guidé par son compagnon le gascon, qui connaît le chemin, a devancé les pirates que le boucanier embrouille. Il arrive devant la mystérieuse femme, et soudain reconnaît en elle une jeune personne qu’il vit à Saint-Germain, à la petite cour du roi Jacques II, exilé, et dont le souvenir s’est vivement incrusté en lui. Stupéfaction et joie. Duo nécessairement. Mais Jacques du boucan arrive et surprend le galant. Toutefois Jacques, qui n’est pas si boucanier qu’il en a l’air, est sur le point de quitter le pays pour revenir en Angleterre… et les pirates, qui ne sont autres que des envoyés du roi, ont mission d’empêcher ce départ, qui compromettrait toute sa politique de famille et d’Etat. L’heure va sonner… le seul moyen de faire manquer le vaisseau au faux tueur de tigres, c’est de l’endormir. On fait un repas, la Barbe-Bleue verse un narcotique à celui qu’elle veut retenir; l’heure passe… le départ manque et la toile tombe.

Au troisième acte nous sommes revenus des Indes, et en plein Saint-Germain. Là réside l’hôte royal de Louis XIV. Nous assistons au dénouement, à l’explication de tous ces mystères. La Barbe-Bleue… c’est Fidélia, duchesse de Lancastre, nièce de Jacques II. Le roi l’a envoyée rejoindre son frère, le duc de Berwick, pour contenir ce bouillant jeune homme, dont l’ardeur et les projets peuvent faire avorter les plans de Louis XIV en faveur de son hôte britannique. Le boucanier… c’était Berwick. Tout ce mystère, toute cette fantasmagorie, dont la jeune duchesse s’est entourée au milieu de ces contrées superstitieuses, c’était les voiles de son incognito… un peu forcé par l’imagination de l’auteur en quête de l’étrange et de l’irritant. Arrive Rochambeau, plus épris que jamais, et d’une flamme partagée. Il est vrai que le duc de Savoie demande la main de la duchesse, et que le roi Jacques, qui doit quelques millions, hors d’état de payer, n’a plus qu’à livrer la main de sa nièce pour ajuster les choses. Fidélia est navrée, et Rochembeau accablé. Mais… ô bonheur ! l’amoureux trouve les titres de la dette royale dans les papiers du nabab de son oncle, c’est lui le créancier! Le duc de Savoie est évincé et Rochambeau épouse celle qu’il aime d’amour extrême et plus que lui-même. Bonheur suprême!

Ce livret n’est pas aussi emprunté au Morne au Diable de M. Sue, que la chose s’était dite. M. de Saint-Georges a réussi, avec ce bonheur qui lui est familier, à en faire une œuvre qui excite une curiosité continue. Sans doute les moyens sont un peu forcés; mais l’effet n’en résulte pas moins, quelles que soient les causes. De nombreuses situations musicales ont été offertes au compositeur, et c’est l’essentiel. Parlons de ce dernier, c’est l’essentiel aussi.

Les Monténégrins, le premier ouvrage, si je ne me trompe, de M. Limnander, a obtenu en Belgique surtout, un beau succès. Cette partition a inspiré assez de confiance à M. Perrin, le bienheureux directeur de l’Opéra-Comique, pour qu’il demandât un nouvel ouvrage au jeune compositeur belge. Le choix du librettiste, la pompe de la mise en scène, le concours des premiers artistes, un important début, tout prouvait le cas que la direction faisait du musicien auxquels la France fait l’hospitalité… à Louis XIV. M. Limnander justifie-t-il tout cela? C’est ce que je vais essayer de dire, autant qu’il est possible de porter un jugement après les étourdissements de diverses sortes d’une première représentation… et l’esprit à cette heure même un peu détourné de ces recueillements calmes par tout le fracas que ces diables d’affiches de ce matin font à cette heure dans tout Paris stupéfait!

Et d’abord, j’énumérerai quelques morceaux, puis, j’essayerai ensuite de concentrer ma pensée sur l’ensemble. L’ouverture a été diminuée de deux tiers après la répétition générale. Cette ample mesure n’a été qu’une bonne mesure. Ce qui reste n’est plus qu’une sorte d’introduction à l’ouvrage, introduction gracieuse, élégante, sur laquelle plane, si l’on peut dire une sorte de vague mystère, des murmures indécis, qui vont assez au genre d’action qu’on va dérouler devant le public.

Un chœur très franc, une jolie romance du ténor, un duo plein de fins détails sont au premier plan des morceaux du 1er acte. Au second, le chœur des femmes, l’air de Mme Ugalde, hérissé de fioritures, les couplets qui suivent - plusieurs parties du duo avec le ténor, un chœur de pirates sans accompagnement, et sotto voce, morceaux tout à fait dans le goût allemand, le chœur indien du souper, toute la scène du narcotique et finale. - Au 3e acte, un chœur de gardes écossaises, - le duo chanté par le ténor en scène, et Mme Ugalde passant de l’une à l’autre coulisse… morceau très-original et très-heureux. Ce qui plaît dans la musique de M. Limnander, c’est, et il me pardonnera de le dire - d’abord, qu’elle est composée avec soin et conscience. Lorsque l’auteur ne réussit pas, ce n’est ni par manque de recherche ni de bonne volonté.

Ainsi par exemple, et pour y revenir, je citerai ce qui reste de l’ouverture, et forme introduction instrumentale, morceau rempli (comme l’enfer) de bonnes intentions, mais qui ne conduit à aucun effet. Ailleurs, dans les morceaux qui ont réussi pour le vrai public, il y a vraiment de l’originalité, ce qu’on appelle du cachet. On peut dire en général que M. Limnander possède le don plus rare qu’on ne suppose, de l’entente scénique; ainsi par exemple, dans le morceau où le boucanier prend le narcotique, et en subit les effets, cette qualité est poussée à un point remarquable, la progression est conduite avec un art parfait. Le second acte, le meilleur de l’ouvrage, a ce qu’on appelle de la couleur locale, ce qui ne veut et ne doit pas dire que c’est ainsi qu’on chanterait aux Indes, mais bien que la manière dont cette musique agit sur l’imagination de l’auditeur, lui donne l’image, l’impression du climat brûlant énervant, de ces contrées prestigieuses.

Le troisième acte languit sur tous les rapports. Le livret retient l’inspiration qu’ont pu épuiser les beautés du second acte. Je ne puis toutefois répéter ce que j’ai dit plus haut du premier chœur et de l’original duo dont un des partenaires reste invisible. Aussi bien dois-je croire que la grande passion n’est pas le lot de M. Limnander, et que sa poursuite le fait fatalement sortir du style propre à sa musique, pour courir après l’imitation des effets Donizetti, Verdi, et autres Italiens dont les forte nous sont connus.

En résumé, M. Limnander sur deux épreuves a obtenus [sic] deux succès. Il a tout ce qu’il faut pour être bientôt uns des compositeurs les plus aimés de l’Opéra-Comique. Il a le plus souvent la fraîcheur dans la mélodie et une certaine grâce dans sa manière de dire la parole. Jai [sic] constaté sa précieuse connaissance de la scène; ajoutons-y une grande entente de l’instrumentation. M. Limnander a, par deux fois employé avec bonheur le Saxophone, délicieux instrument qui commence son chemin, et dont le Juif errant emploie, dit-on toute la famille. Si l’opéra nouveau de M. Limnander avait suivi, pour son troisième acte entier, le beau Crescendo qui va jusqu’au second, il eût, cette fois, été égal des maîtres chéris de cette scène charmante, que le pays aime, dont Paris fait la fortune, et qui justifie si bien son succès. Malheureusement, les lignes convergeant en pyramide, qui font si bien comme règle, dans les groupes d’un tableau, sont moins heureuses à l’Opéra, où la ligne droite doit aller en s’élevant toujours, par le crescendo de la passion, de l’émotion…

Au reste, cette légère critique ne serait pas même risquée si l’on avait dû n’enregistrer que l’effet produit. Il a été fort grand. La salle s’est montrée des plus sympathiques à cet ouvrage charmant, plein de fraîcheur et d’originalité. M. Limnander est assurément en progrès formel sur les Montéliques, et on ne sait pas où le progrès s’arrête. Le maëstro est laborieux, chercheur, musicien consommé, ingénieux, plein de volonté, de désir, de flamme. Il peut aller loin.

Le point où il en est déjà est fort honorable; ce pourrait être un beau point d’arrivée pour beaucoup. Mais nous prenons ce jeune maître plus au sérieux que ceux auxquels on distribue la louange banale, et à l’égard desquels nul ne discute les superlatifs décochés. Je le répète, M. Limnander se fait un beau nom. Constatons donc son second succès, en espérant le troisième, qui sera plus grand encore, non pour la salle, c’est impossible, mais pour ces juges mêmes auxquelles un artiste sérieux comme votre compatriote, doit tenir le plus.

Mme Ugalde a été charmante de jeu, d’entrain. Elle a divinement chanté partout où quelque trait venait broder le tissu déjà usé de sa voix. - Le ténor Dufresne, qui débutait, a obtenu un franc succès.

Cet artiste était naguère enfoui à Montmartre, y jouant la vaudeville, et chantant les œuvres lyriques des compositeurs de ce faubourg, sous la direction de M. Ed. Daudé, bien connu en Belgique. Il partit pour la province. Il fut signalé il y a quelque mois à M. Perrin qui alla l’entendre à Lyon. Cette acquisition est excellente. M. Dufresne, fort bien de sa personne, a une jolie voix de ténor léger, comme on dit, dont il se sert avec goût, chaleur, sentiment. C’est en outre un charmant acteur. - M. Coulon, dans le rôle de boucanier, a été fort applaudi. En somme, un succès pour tous; la mise en scène est une des plus belles que nous ait offertes l’habile directeur de cet heureux théâtre.

N.

‘N.’: Château de la Barbe bleue, in: La Belgique musicale, jrg. 12, nr. 50, 11 december 1851, p. [2-4].