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Tous les dons, toutes les séductions: la flamme d'une destinée qui s'annonçait miraculeuse, et qui le fut d'abord, brillait au front du jeune violoniste belge Charles de Bériot lorsqu'il vint demander au public de Paris la première consécration de son talent, vers les années 1820. Mais le succès comme le bonheur attisent la jalousie des dieux. Le grand, le tendre mari de la Malibran allait cruellement l'éprouver. Il en fut écrasé. A trente-quatre ans, brutalement précipité du plus beau des songes dans la pire des réalités, il lui fallut descendre aux ténèbres des renoncements, demander à son art et à ses élèves une raison de se survivre, puis, plus bas encore sur les degrés de l'infortune, perdre successivement la vue et ce bras gauche qui le rattachait encore à son cher violon et à l’univers consolateur des sons, voir mourir le fils de son amour et de son génie, l’ardent violoniste que lui avait laissé la Malibran et dont il espérait la carrière fulgurante qu'il avait lui-même manquée, et finalement, par un effort presque sublime de volonté, illuminer aux lumières apaisées d'une résignation souriante et d'un confiant abandon au destin la cruauté de ces derrières années... Touchante existence d'un Maître un peu oublié aujourd'hui, mais qu'il semble attachant d'évoquer ici avec quelque détail.

Il était né en 1802, à Louvain, d'une famille ancienne, bien assise et considérée. De très bonne heure, il avait perdu ses parents et s'était vu confier aux soins d'un tuteur qui se trouvait être un musicien solide et connaisseur, violoniste et professeur estimé dans sa ville natale, Tiby. Ce digne artiste, ayant constaté chez son jeune pupille, quand il lui mit dans les mains un petit violon, d'évidentes dispositions, s'attacha dès lors à la première formation musicale de l'enfant, et obtint des résultats si rapides et si merveilleux que, dès 1811, il put lui faire exécuter en public, avec un succès mémorable, le concerto de Viotti en la mineur (lettre H) et le poser ainsi, à moins de dix ans, comme un virtuose déjà plein d'autorité.

En une dizaine d'années, travaillant avec acharnement sous la direction de son bon tuteur, qu'il avait depuis longtemps dépassé, mais qui du moins sut pendant ces années d'apprentissage préserver le jeune artiste des écueils de la présomption et de la facilité, Charles de Bériot approfondit lui-même avec une sûreté remarquable non seulement les bases esthétiques et techniques de cet art de violon auquel il s'était donné tout entier, mais aussi les éléments complets d'une forte culture de sa personnalité. Par la suite, cependant, le virtuose se défendit à plus d'une reprise d'autodidactisme; il revenait même volontiers sur les bienfaits qu'il avait retirés, durant cette période décisive de sa vie, de l'enseignement du célèbre Jacotot, éducateur des volontés et des personnalités, dont le "système" passionnait alors toute la Belgique et dont l'influence, d'ailleurs bienfaisante et créatrice, y rayonna sur les vingt premières années du XIXe siècle.

A dix-neuf ans, conscient enfin d'avoir achevé sa formation, et en possession d'une maitrise que reconnaissait à Louvain son entourage artistique et familial, Charles de Bériot réalisa le rêve de ses années d'apprentissage et vint demander à Paris le couronnement de ses études et la consécration de son talent. La première démarche du jeune artiste, dès son arrivée dans notre capitale, fut d'aller demander son impression et ses conseils au grand Viotti, qui dirigeait alors l'Opéra (1821) mais restait aux yeux des violonistes le Maître incontesté. Viotti écouta de Bériot avec une attention sympathique et lui dit: "Vous avez un beau style, attachez-vous à le perfectionner; entendez tous les hommes de talent; profitez de tout et n'imitez rien" [1].

Puis il l'adressa sans tarder à son élève Baillot, qui l'admit à sa classe du Conservatoire, mais ne sut vraisemblablement pas l'intéresser, car au bout de fort peu de temps le nouvel élève cessa de suivre un enseignement peut-être trop scolaire pour lui: le disciple de Jacotot, soucieux avant tout de cultiver sa personnalité, revint au conseil de Viotti. Travaillant par lui-même et sans cesse réfléchissant sur les conditions et la technique de son instrument, il écouta, compara, médita, approfondit, enrichissant ainsi très vite son propre talent de ce qu'il trouvait de meilleur dans les talents qu'il lui était donné d'entendre autour de lui et se pénétrant, pour la mieux utiliser à sa propre culture, de l'ambiance artistique du Paris de cette époque, où ne manquaient ni les virtuoses ni les créateurs.

C'est ainsi que, perfectionnant ses dons naturels, de Bériot acquit le talent tout personnel qui allait lui valoir une rapide notoriété, cette finesse, cette grâce, cette pureté du phrasé, ce sens de la mélodie qui, jointes à la rigueur d'une impeccable technique, devaient plus tard faire de lui, à son tour, le chef d'une école dont l'influence s'exercerait sur toute une lignée de virtuoses.

Solidement armé, l'artiste s'enhardit. Il donna des concerts, publia quelques œuvres de sa façon et se tailla ses premiers succès de compositeur-interprète dans des "Airs variés" qui plurent et lui firent assez vite une enviable réputation. S'affermissant ainsi peu à peu, Charles de Bériot entrait enfin dans la carrière de la haute virtuosité. Après Paris, ce fut Londres, ou le précéda une réputation déjà brillante, et où ses premiers concerts ne passèrent pas inaperçus.

Au programme du Concert Philharmonique du 1er mai 1826, on vit pour la première fois figurer le violoniste Charles de Bériot, avec la qualité de "premier violon de la Chambre de S.M. le Roi de France": c'était prendre un peu ambitieusement un titre qu'il semble n'avoir jamais possédé à Paris, sinon peut-être au bénéfice de quelque participation accidentelle aux solennités musicales de la Cour de Louis XVIII ou de Charles X. Son succès n'en fut pas diminué: Londres après Paris consacra le jeune artiste, qui dès lors put donner pleinement cours à son goût des tournées de concerts. La France, l'Angleterre, les Pays-Bas l'applaudirent successivement et à maintes reprises. Ce fut à cette époque qu'il installa son domicile à Bruxelles où, entre deux déplacements, se vit, cette fois authentiquement, honorer du titre et des fonctions de premier violon de la musique particulière du Roi Guillaume Ier, avec un traitement de 2.000 florins, qu'il devait perdre lors de la Révolution Belge de 1830.

On devine aisément, à travers les échos et les comptes rendus auxquels donnèrent sujet les déplacements, les concerts et les succès de notre jeune violoniste, à quel point il était alors séduisant, charmant et fêté. Aussi bien la grâce de son talent correspondait-elle à l'agrément de sa personne. Ses interprétations ne devaient pas être plus persuasives que ses regards. Elégant jusqu'au raffinement, d'un physique parfaitement beau, d'une attitude souriante à la fois et distante, il n'avait pas besoin de se mettre en veine de plaire: ce "lion" ne connaissait pas de cruelles; partout où il passait, les admirations féminines lui étaient acquises. Il n'était cependant point le Don Juan romantique dont l'indifférence adulée se plaît à compter les succès plutôt qu'à les savourer. Le cœur chez lui valait l'esprit; il savait aimer et souffrir. Malheureusement, dans la réalité d'un rêve plus beau qu'il n’eût osé le faire, la vie ne sut pas le combler sans le torturer. C'est le récit un peu singulier de cette "passion" et de ce calvaire qu'il s'agit maintenant de tenter.

Charles de Bériot, cet hiver parisien de 1829, était malheureux. Le concert de louanges et d'adulations féminines au milieu desquelles il vivait, les compliments, les regards brillants de ses admiratrices, toujours empressées autour d'un si bel artiste, ne satisfaisaient point son cœur, alors possédé d'une passion contrariée pour une certaine beauté qui, par extraordinaire, loin de le provoquer, se refusait obstinément à ses avances, elle-même éprise d'un rival qu'elle devait d'ailleurs épouser plus tard [2]. Et sans doute promenait-il dans les salons et les salles de concert, avec sa belle mélancolie et son irrésistible pâleur, une insurmontable distraction, car il ne s'apercevait pas de l'intérêt de moins en moins secret qu'il inspirait à la plus gracieuse et à la plus admirable des Prima Donna de ce temps, à la magnifique cantatrice et à la femme extraordinaire qu'acclamaient alors les capitales de l'Europe, à Marie Malibran.

Il la rencontrait cependant fréquemment, et il lui était arrivé déjà maintes fois, non seulement de participer avec elle à des concerts, mais encore de l'entendre et de se faire entendre d'elle dans des maisons amies. Le riche amateur qu'était alors le baron de Tré­mont nous a rappelé, dans ces curieux Souvenirs qu'a publiés en 1927 M. J. G. Pro­d'homme [3], la réunion musicale intime qu'il organisa un jour en l'honneur du violoniste pour le faire entendre dans des œuvres de chambre du compositeur Fesca, et où l'Adagio du Quintette en ré majeur fit sur la jeune femme une telle impression qu'elle fondit brusquement en larmes, s'excusant sur l'émotion que lui donnait cette musique ainsi interprétée - sans que l'interprète songeât une minute à chercher d'autre cause à cette manifestation d'une sensibilité si vive.

S'il avait pu ouvrir les yeux, il aurait pu comprendre alors que, comme l'écrivit plus tard la confidente de Marie, la bonne Comtesse Merlin, "le malheur est un moyen puissant pour réussir sur le cœur d'une femme passionnée et délicate" [4], et il eût deviné, derrière cette musicienne avertie et sensible, qu'il ne connaissait d'ailleurs personnellement que fort peu, la femme véhémente et primesautière qu'une force plus puissante que l'admiration et la pitié, attirait impérieusement vers lui.

Le printemps de cette même année 1829 s'achevait. Bériot, qu'aucune raison spéciale ne retenait plus à Paris, avait regagné Bruxelles. Peu de temps après, à son tour, Mme Malibran et sa compagne habituelle, Mme Naldi, prenaient le chemin de la capitale belge où, dès le 11 août, elle chantait au Théâtre de la Monnaie des airs de la Cenerentola et de Sémi­ramide avec Mlle Dorus; puis, le 15, dans la salle du Grand Concert, elle retrouvait le cher violoniste, qui figurait au même programme qu'elle dans un air de sa façon pour harpe et violon; le 17, elle chantait le Barbier de Séville en français, puis ne tardait pas à répondre à la pressante invitation que lui avaient adressée le prince et la princesse de Chimay, - l'ex-Mme Tallien - et à partir pour leur célèbre château, "où la musique était en grand honneur" [5]. Elle y retrouva de Bériot.

Rencontre imprévue qui allait fixer deux destinées! La scène a été souvent contée, charmante de passion et d'ingéniosité: Comment Marie Malibran eût-elle résisté plus longtemps à l'impérieux appel de son cœur enfin illuminé ? Charles de Bériot, plus séduisant que jamais, son visage apollonien [6] éclairé du feu de son génie, achevait au milieu des applaudissements le final d'un de ses Concertos, et laissait d'un geste plein de grâce retomber son archet encore inspiré, lorsque, poussant résolument vers lui à travers le groupe enthousiasmé qui l'applaudissait, Marie Malibran, pâle, ses beaux yeux humides et brûlants fixés sur lui, lui prit les mains dans ses mains tremblantes, et, avec une expression indéfinissable, lui dit: - "Je suis infiniment heureuse de votre succès!" Bériot, en proie à ses admirateurs qui le complimentaient, ne devinait rien: - "Merci !... merci !... et moi, je suis bien flatté de votre suffrage !", répondait-il avec une indifférence qui força les derniers scrupules de la jeune femme et lui inspira la suprême audace: - "Mais non, répliqua-t-elle soudain, ce n'est pas cela, Dieu !... Vous ne voyez donc pas que je vous aime?" [7]

L'histoire n'a précisé ni la réponse de l'artiste, recevant en plein visage pareille déclaration, ni l'illumination qu'elle dut faire au plus profond de son cœur. Mais ce que l'on sait très positivement, c'est qu'il ne resta pas sourd à l'appel brûlant de la délicieuse cantatrice... et que rien ne devait plus désormais les séparer que la mort !

Ce furent pour tous les deux des jours, des mois et des années de transports, d'abord secrets et quasi furtifs, car la jeune femme, séparée du vieux Malibran et dans une situation mondaine déjà difficile, craignit d'abord par-dessus tout de la compromettre tout à fait en affichant une liaison comme celle que l'élan de son cœur venait de nouer sans l'avoir voulue, et contre laquelle, à mesure que Charles de Bériot s'éprenait d'elle plus profondément, elle se voyait de moins en moins défendue.

Le séjour à Chimay prenait fin. Ce fut une première séparation, mais pleine de gratitude, d'espoirs et de projets. Marie était rappelée à Londres par ses engagements. Dès la fin d'octobre, elle revint à Paris; dans un immense besoin de solitude autant que de liberté, elle loua rue de Provence un petit hôtel ou son amie, autant dire la duègne qu'elle s'était choisie, la comtesse Naldi, ne trouva point de place: la fidèle compagne n'avait-­elle pas cru devoir la mettre en garde contre les entraînements de son cœur? [8] Elle se voulait seule à l'élu, et elle l'attendit avec l'impatience heureuse d'une passion partagée, tout en chantant aux Italiens le répertoire de ses succès, Otello, Tancredi et le Romeo de Zingarelli.

Elle n'attendit pas longtemps. Déjà Bériot, se prétextant les "intérêts de son état" [9], et obéissant à l'impatience de son cœur, arrivait à Paris, où la bien-aimée le recevait discrètement mais avec une joie "naïve et tendre". Et ce fut un hiver délicieux. Vinrent les premiers nuages sur cette liaison qui compte cependant parmi les plus heureuses de l'histoire musicale.

Bériot ne s'avisa-t-il pas, sollicité pour une tournée de concerts en Russie, d'apporter un soir cette nouvelle à son amie, et, sans autre précaution, de lui proposer pour elle-même un engagement qui leur éviterait une séparation. L'imprudent n'avait pas encore mesuré la force des liens qui attachaient la jeune femme à cette société où elle tenait du plus vif de son amour-propre à être reçue pour elle-même et non comme une simple cantatrice ! Dieu sait l'accueil que reçut cette proposition! Marie se vit enlevée, compromise, sa liaison affichée devant toute l'Europe, les portes fermées devant elle! Les suites de son inconséquence de Chimay lui masquèrent la tendresse de son cœur, et de Bériot, qui n'avait rien soupçonné encore, demeura pantois devant le refus blessé de son amie, qui lui reprochait en "paroles vives" [10] de n'avoir pas envisagé le premier les conséquences de... leur inconséquence!

Le violoniste, ce jour-là, manqua sans doute autant de patience que de discernement, car il prit mal les reproches, et tourna le dos. Ce n'était que brouille d'amoureux: premier nuage qu'emporta le vent de leur amour. La bonne comtesse Merlin, confidente et annaliste de cette histoire, la conclut d'ailleurs en nous apprenant que Bériot, en galant et tendre ami, salua cette réconciliation du don d'une superbe harpe, dont la Malibran avait une envie folle...

Ils n'étaient au surplus qu'au commencement de leurs épreuves; ce ne devait pas être sans crises que cette liaison trouverait son équilibre, et au prix de sacrifices de plus en plus coûteux à l'amour-propre de la jeune femme. Même, plusieurs fois, ces crises faillirent tout compromettre entre elle et Charles de Bériot, qui s'attachait cependant de plus en plus profondément et que chacune de leurs "ruptures" ramenait plus amoureux et plus compréhensif.

Ce fut d'abord le retour imprévu de Malibran, le mari. Grosse menace, car le vieillard invoquait ses droits, tempêtait, et il fallut toute une diplomatie et l'intervention d'amis tels que le général Lafayette pour faire comprendre au banquier ruiné, au barbon tyrannique et intéressé l'indignité de sa conduite, et obtenir de lui un arrangement amiable destiné, dans la pensée de la jeune femme, à permettre un divorce ultérieur [11]. ais c'étaient, pour obtenir celui-ci à son profit, de nouvelles précautions à prendre, une discrétion plus rigoureuse; et, il faut bien le dire, l'impulsivité de Marie, l'ardeur de Charles s'accommodaient mal des entraves qu'imposaient les circonstances à leurs amours.

Puis vint un nouveau malentendu, fort analogue au premier: l’hiver ne s’était pas achevé que le violoniste avait dû repartir pour Bruxelles [12], pendant que son amie, appelée à Londres par ses engagements annuels, se disposait à prendre peu de semaines après le chemin de l’Angleterre. Mais, dans l’intervalle, insuffisamment averti par une première expérience, ou se croyant peut-être plus avant dans le cœur de la bien-­aimée, Charles ne s’avisa-t-il pas de lui faire proposer encore une tournée de concerts avec lui, cette fois en Hollande. L’accueil qu’elle fit à la proposition fut pire que le précédent; elle se fâcha cruellement, fit comprendre au maladroit que sa proposition ne prouvait qu’un égoïsme inacceptable, et qu’il ne devait plus l’aimer pour avoir une seconde fois fait si bon marché de sa réputation!... A distance, sur un pareil terrain, les explications n’étaient pas faciles. Nous ne savons ce que répondit de Bériot; il semble que leur correspondance se soit interrompue du coup et que la cantatrice ait alors gagné l’Angleterre sans en prévenir son ami et sans le voir.

On devine l’état d’âme de celui-ci lorsqu’il se vit sans aucune nouvelles de la fugitive et réduit aux conjectures à son sujet. Affolé, il eut retours à des amis plus ou moins confidentiels, et parvint tout de même à lui faire tenir par leur intermédiaire des lettres auxquelles l’amoureuse ne fit qu’une réponse indirecte et douloureuse, mais au fond rassurante. Elle aussi avait cruellement souffert de la rupture: "N’en parlons plus, griffonnait-elle en terminant sa lettre, car je m’aperçois que j’y prends plus d’intérêt que cela ne me convient. Ce soir, je joue dans le 3e acte de Roméo..." [13].

Peu de jours après, Bériot arrivait à Londres, où il n’avait pas de peine à effacer ses torts et à cueillir son pardon sur des lèvres d’avance consentantes. Le couple vécut alors quelques jours d’ivresse pure, oublieux de ce qui n’était pas leur amour, et sans souci des lendemains. Puis, comme la saison de Pâques ne retenait plus la cantatrice, ils revinrent à Bruxelles, où ils abritèrent leur bonheur pendant les semaines estivales. En septembre 1831, ils regagnèrent Paris. Marie descendit dans une petite maison qu’elle avait louée rue Blanche [14] et s’y installa, toujours sans son amie, pour y recevoir à son gré, loin des curieux, l’élu reconquis, dont la tendresse ne faisait que grandir. Elle avait un engagement aux Italiens, et, en attendant ses représentations, elle se lança dans un tourbillon de divertissements à la mesure de ses goûts et de la suractivité du tempérament extraordinaire qui faisait l’étonnement de tous, montant à cheval, passant ses nuits au bal, forçant aux répétitions tous ses partenaires, entraînant le bon Charles de Bériot dans une folle dissipation qui ne lui plaisait qu’avec elle et près d’elle, qui lui donnait le vertige et ne lui épargnait pas le remords de négliger son violon et ses compositions...

Mais une nouvelle période critique s’annonçait. La santé de Marie s’altérait et suscitait en elle des impatiences, des révoltes et des désespoirs contre lesquels le pauvre Bériot se vit impuissant. On devine à quel point, dans le métier de cantatrice, certains malaises peuvent devenir menaçants. Marie fut bientôt incapable de les dissimuler, et cela lui valut une crise affreuse, au moment même où il s’agissait pour elle de reparaître en scène.

Sans même prévenir Charles, elle partit brusquement pour Bruxelles, avisant seulement Severini, son directeur, de sa position et de ses alarmes. Vif émoi aux Italiens et dans Paris: la saison italienne compromise, un scandale sur le point d’éclater, Bériot aux abois, et cette fuite éperdue, qui était vraiment dans l’occurrence la pire des solutions! Sans perdre une minute, on dépêcha à Bruxelles Louis Viardot, le beau-frère, qui parvint à ramener dès le lendemain la fugitive, mais dans quel état d’esprit! Et de quels incidents ne furent pas marquées les représentations qu’elle avait tout de même consenti à donner, pour ne pas souligner davantage ce qu’elle appelait son déshonneur et qu’elle ne se pardonnait pas à elle-même.

C’étaient des scènes affolantes, l’artiste, au premier malaise, quittant la scène, s’enfermant dans sa loge, d’où il fallait toute l’autorité de quelques amis pour la décider à redescendre. Naturellement, ces incidents ne passaient pas inaperçus; on jasait. La famille se fâchait. Le vieux Garcia, le père de Marie et son Maître, lui fermait sa porte; et c’était tout juste si, devant le monde, la procédure de divorce, entreprise et vivement menée contre Malibran, sous le patronage de Lafayette, défendait la pauvre femme de trop vives critiques! Bériot, heureusement, dans cette tourmente, se montrait parfait, discret, attentif, attaché, toujours prêt à apporter le réconfort de sa présence et de sa tendresse, sans jamais se rebuter des sautes d’humeur ni des injustes reproches que Marie, de moins en moins maîtresse d’elle-même, ne lui épargnait guère.

L’automne passa ainsi, tant bien que mal. Au début de janvier 1832, l’engagement de la Malibran prit fin. Elle donna, comme elle put, admirable pourtant toujours, sa représentation d’adieu, avec Otello. En eut-elle un émoi particulier? Nul ne l’a dit; ce devait être cependant son adieu définitif au public de Paris, qui plus jamais ne la revit à la scène. C’était tout juste si elle avait pu lui dissimuler son état. A peine, remontait-elle du plateau qu’elle jeta sur elle un manteau de voyage et partit ostensiblement pour Bruxelles, où Bériot était allé l’attendre. Et là commença le mystère.

Sous un faux nom, et, nous dit la comtesse Merlin, "déguisés" [15], ils reprirent sans délai la route de Paris et descendirent dans une maison isolée en haut de la rue des Martyrs, où quelques semaines après, naissait le premier fils de Charles de Bériot, le petit Franz. Après quoi, dès ses relevailles, Marie Malibran revint non moins discrètement avec de Bériot à Bruxelles; et le couple put cette fois goûter, après la tempête, un peu de repos et savourer dans un oubli parfait un bonheur si chèrement payé. La musique d’ailleurs n’y perdait point ses droits, car les artistes débarquaient à peine à Bruxelles qu’il leur fallut reprendre part aux manifestations de la capitale belge et donner, dès le 24 mars, à la Monnaie, un concert où Marie chanta la cavatine d’Otello et les variations de la Cenerentola, tandis que de Bériot jouait un de ses Airs Variés et un de ses Concertos [16].

Mais, avec une telle compagne, comment Bériot eût-il pu longtemps savourer les joies d’une intimité paisible?... Un de leurs amis passa par là, et ils redevinrent brusquement errants. C’était aux derniers jours de mai 1832. Le grand chanteur Lablache, allant de Londres en Italie, n’avait pu faire moins que de s’arrêter un jour à Bruxelles, et d’aller rendre à ses amis une affectueuse visite, au cours de laquelle, négligemment et sans y penser, il en vint à dire, sur le mode du regret, après avoir longuement vanté les tournées qu’il faisait en Italie: "Quel dommage que je ne puisse vous emmener!" Sur quoi, impétueuse comme toujours, Marie, piquée au vif et déjà hors d’elle à l’évocation du beau voyage, répondit: "Pourquoi pas?"

Le lendemain, bagages prêts, Lablache emmenait avec lui vers Paris et les pays du soleil Mme Malibran, folle de joie, et Charles de Bériot, indulgemment heureux de satisfaire le caprice de celle dont les plaisirs avidement ingénus illuminaient sa propre vie. Ce fut un voyage inoubliable, une tournée impromptu d’une réussite étonnante, d’ailleurs terminée assez brusquement par une péripétie qui n’avait en soi rien d’inattendu, mais dont les détails paraîtraient surprenants pour toute autre que la Malibran! La simple nouvelle de son départ avait mis en rumeur les théâtres de la péninsule, et la cantatrice n’eut aucune peine à s’organiser une série aussi brillante que fructueuse de représentations, dont Lablache d’ailleurs eut sa part. Au mois de juillet, elle jouait à Rome, six représentations suivies par le public romain avec un "empressement" des plus flatteurs. Entre temps, les salons se disputaient les deux artistes, qui chantaient dans l’intimité à la Villa Médicis, où le peintre Horace Vernet les accueillait, faisait leurs portraits "avec autant de verve et de justesse qu’ils en mettent dans l’exécution d’un air varié "[17], et recueillaient les suffrages de la haute société au cours d’une grande soirée à l’ambassade de France. Après Rome, ce fut Naples, où l’intrépide Marie, toujours suivie du cher Bériot, se livra de plus belle à toutes les folies que lui suggérait sa primesautière nature, sans prendre souci d’un état de santé qui, de nouveau, eût exigé des ménagements auxquels la jeune femme était bien incapable de s’astreindre. On la vit même, en pleine canicule, au plus fort de la chaleur du jour, prolonger dans la Méditerranée les délices imprudentes de bains dont s’alarmait en vain la sollicitude de Charles. C’était par bonheur la téméraire qui avait raison, et son tempérament de fer bravait impunément tous les risques.

Les plaisirs de Naples épuisés, l’automne ramena le couple à Bologne, où il séjourna quelques semaines avant de gagner Milan; Marie devait y chanter en décembre. Malheureusement, sans souci des engagements ni des dates, la nature faisait son œuvre, et la cantatrice dut se rendre compte, le moment venu de faire honneur à sa signature, qu’il lui était impossible d’affronter la scène, et qu’il fallait se dédire. Mais comment faire? Le directeur de la Scala ne voulait rien entendre, aucun moyen n’existait de rompre le contrat, et déjà Milan parlait de contraindre l’artiste à tenir parole. Marie et Charles durent partir secrètement de Bologne, Dieu sait en quel équipage, éviter les territoires où régnait la terrible police autrichienne, et, traversant à force d’étapes les Alpes et la France, au prix de quelles fatigues, arriver à Bruxelles juste à temps pour la naissance d’un deuxième petit garçon, Wilfrid-Charles, au début de janvier 1833! [18]

Après quoi, dès que la mère fut rétablie, on put voir le couple regagner du même train, toujours côte à côte, l’Italie, et reprendre à Bologne, puis à Milan, qui avait pardonné, la série des représentations dont le succès ne faisait que grandir, et qui valaient à la prima donna française et au violoniste belge, toujours associés, de véritables triomphes à l’italienne, avec fleurs, sérénades et cortèges, auxquels Charles de Bériot prenait un plaisir d’amoureux à participer derrière les adorateurs enthousiastes et platoniques de sa chère Marie. Il en fut ainsi à Bologne en avril, après les représentations d’Otello, de la Somnam­bula et de la Norma de Bellini, que Marie venait d’aborder sans en connaître encore l’auteur. A Milan, au début de mai, le triomphe s’accentua: on fit cortège à la cantatrice du théâtre à son hôtel, il lui fallut subir nombre de sérénades, et même des pièces en vers! Mais la saison de printemps s’ouvrait à Londres, où les deux théâtres de Drury Lane et de Covent Garden avaient engagé non seulement Mme Malibran, mais aussi Charles de Bériot, aux termes d’un contrat qui se terminait ainsi: "M. de Bériot pourra aussi avoir un concert dans l’un de ces deux théâtres, et toucher les deux tiers de la recette de la soirée" [19]. Et derechef, le couple prit la poste, traversa d’un trait la France et se retrouva sur la Tamise, où Marie fit enfin la connaissance du séduisant Bellini, le soir qu’elle chanta sa Somnambula, et tomba toute émue dans ses bras. Nous avons conté cette scène, et relaté les tendres mais fugitives relations qui s’ébauchèrent alors entre l’interprète et le compositeur [20]. Bériot ne les devina pas, ou il eut le bon goût de ne pas s’en apercevoir; et c’est certainement à son influence non moins qu’à la loyauté de son propre attachement pour lui que la Malibran dut sa résolution de ne jamais revoir le trop ardent Sicilien, qui tout de même n’avait pas laissé de faire sur elle une profonde impression.

Leur retour d’Angleterre fut naturellement coupé par une brève étape à Bruxelles, où ils embrassèrent les deux chers petits que la condition errante et irrégulière de leurs parents privait des soins et de la tendresse maternelle. Dès le mois d’août, les artistes étaient à Lucques, où reprirent les triomphes: "Hier, 7 septembre, écrivait de Bériot à un ami de Bruxelles, a eu lieu sa soirée à bénéfice dans Otello; la salle n’était qu’un "vaste champ de lauriers et de fleurs, et l’escorte était cette fois armée de flambeaux" [21]. Milan, Naples, Venise furent les étapes consécutives de cette tournée où la Malibran respirait sans défaillance, et toujours avec une égale avidité, l’encens des enthousiasmes, doublés d’ailleurs de substantiels cachets. Paris lui était à peu près interdit, Bruxelles n’offrait pas un champ musical assez vaste, et Londres ne s’ouvrait que par intervalles. Où eût-elle été mieux comprise, plus choyée?

Ni Marie Malibran ni Charles de Bériot ne perdaient cependant de vue, pendant ces années errantes, l’objectif de leur commun désir ni la procédure de ce divorce qui devait leur permettre de s’unir légalement et de reparaître ensemble le front haut, dans les capitales. L’entreprise était malaisée, la justice lente. On plaidait la nullité du mariage célébré en Amérique, et il ne fallait rien de moins que la persévérante action d’un haut magistrat ami de Marie et l’influence du général Lafayette, toujours acquise à la jeune femme, pour obtenir enfin la bienheureuse sentence, au printemps de l’année suivante, le 6 mars 1836. Revenus à Paris par les voies les plus rapides, les fiancés ne laissèrent pas traîner la réalisation de leur projet; dès le 29 du même mois, à la mairie du IIe arrondissement, en présence du marquis de Louvois et du baron Pérignon, entourés des rares et vieux amis qui étaient dans la confidence, Marie-Félicité Garcia devenait Mme Charles de Bé­riot; et, le soir, chez leur fidèle ami l’éditeur Troupenas, rue Saint-Marc, où Marie avait pris gîte en arrivant à Paris, une extraordinaire soirée intime réunit tout ce groupe ému et heureux du bonheur des époux qu’ils fêtaient: c’était Rossini, c’était Legouvé, c’était Thalberg, que la jeune femme entendit ce soir-là pour la première fois, et dont le jeu l’électrisa si fort qu’elle se mit malgré elle à chanter, fit des "prodiges" de sa voix, sanglota, puis éclata des transports d’une joie sans mesure, et finalement entraîna ses auditeurs dans les manifestations d’une folle et enfantine gaîté dont aucun d’eux ne devait perdre le souvenir! [22].

Après quoi, le ménage prit la route de la Belgique et s’installa, espérant cette fois une existence tranquille avec les enfants, dans une propriété que Marie venait d’acheter à Ixelles, dans la banlieue immédiate de Bruxelles [23]. Ils y attendirent paisiblement le mois de mai, qui devait les ramener en Angleterre. Les époux goûtèrent-ils alors pleinement ce simple bonheur si chèrement acheté? On peut le croire de Charles de Bériot, que ces cinq années de liaison aussi tendres que traversées d’orages et de séparations, constamment bousculées sur toutes les routes de France, d’Angleterre et d’Italie, devaient avoir singulièrement préparé à savourer enfin le repos dans la certitude. Mais Marie?... On se souvient du cri que lui avait arraché, au mois de septembre précédent, la nouvelle inopinée de la mort de Bellini. Avait-elle oublié ou gardé depuis le pressentiment de la destinée qu’elle avait alors entrevue? Je ne serais pas éloigné de croire que, l’ayant gardé malgré elle au plus secret de son cœur, elle s’en défendait opiniâtrement, et qu’elle fut heureuse de trouver alors une diversion dans leur départ pour Londres, où Mme de Bériot-Garcia reparut à Drury Lane le 10 mai suivant, heureuse aussi de combattre par un redoublement de plaisirs et de vie extérieure les idées noires qui l’assaillaient.

Ce fut dans ces conditions que, au cours d’une partie de cheval qu’elle fit, contre le gré de son mari, lors d’un séjour de fête à Manchester, une monture difficile la jeta par terre et la piétina cruellement. Revenue à elle sans lésions apparentes, son unique souci fut de cacher à de Bériot ce fâcheux accident, qui ne l’empêcha ni de terminer son engagement à Londres, ni de rentrer à Bruxelles (24 juillet), ni de donner à Liège un concert et deux représentations à Aix-la-Chapelle, ni de venir faire un séjour de repos dans sa propriété de Rosny, près de Paris, ni de revenir en septembre à Manchester, où elle devait participer à un grand festival. Ce qu’elle cachait jalousement à son mari, c’était l’intensité grandissante des souffrances que lui coûtaient cette agitation, ces séances et ces voyages.

A Manchester, le mal ne fit que s’aggraver: le 12 septembre, il fallut ouvrir le festival par un grand concert où elle chanta 14 morceaux; le lendemain, elle dut chanter deux fois encore. Mais elle se sentait à bout de forces et ne songeait plus qu’à dissimuler encore aux yeux mal ouverts de Bériot, qui ne comprenait pas. Le 14, comme il s’agissait, devant l’enthousiasme d’un public en délire, de recommencer le duo de l’Andranico de Mercadante avec Mme Allan, elle ne s’y décida que piquée d’un dernier sursaut d’amour-propre, et en déclarant à haute voix qu’elle y resterait. Le bis s’acheva sur une syncope: il fallut emporter l’artiste chez elle, et le 23, l’héroïque cantatrice mourait d’un accident trop prévisible dans l’état où elle était lors de sa chute de cheval, un an jour pour jour après Bellini, comme elle l’avait elle-même annoncé, dans la 29e année de son âge et le septième mois de son mariage.

Le trop beau rêve de Charles de Bériot s’écroulait. Son désespoir fut tel qu’il fallut l’éloigner en hâte de la morte, l’entrainer en chaise de poste à Londres, puis à Bruxelles, ou il enferma sa douleur près de ses enfants, dans sa maison vide, et où il lui fallut de longs mois et la consolation de son violon pour lui faire accepter petit à petit la solitude de cœur à laquelle la disparition de sa femme l’avait condamné.

Il eut même du mal à la faire revenir, les gens de Manchester, qui ne voulaient pas la lui rendre, l’ayant presque obligé à un procès qui eût fait scandale; et il fallut l’intervention personnelle de sa belle-mère pour lui permettre enfin d’enterrer dignement la morte près de lui, au cimetière de Laeken, où les funérailles ne purent être célébrées que le 4 octobre [24].

A trente-quatre ans, la vie sentimentale de Charles de Bériot parut se clore sur un deuil qui ne serait jamais assez digne de l’admirable femme. L’artiste fit retraite, âprement, et s’enferma, loin de tout ce qui pouvait le solliciter de rentrer dans le tourbillon mondain qui lui avait si vite enlevé la bien-aimée. Cette retraite ne fut d’ailleurs ni si longue ni si absolue qu’on l’a prétendu. La musique, qui l’avait sauvé du désespoir, avait ses exigences. A la fin de 1838, il était revenu à Paris, où il lui fallait bien reparaître s’il ne renonçait pas absolument à la virtuosité. Il y avait d’ailleurs sans doute des intérêts à régler, et sa belle-sœur, Pauline Viardot, lui facilita de sa collaboration la reprise des concerts de virtuosité. Il y donna avec elle, aux Italiens, un concert très remarqué où il joua en première audition son Concerto en si min., œuvre sans doute de sa récente solitude, ainsi qu’un Tremolo sur le Thème de Beethoven, qui excita un vif intérêt [25].

Il dut même passer à Paris une partie de l’hiver, cette année-là, car les notes du baron de Trémont [26] nous le montrent habitué des concerts qu’organisait chez lui le riche mélomane et, dans les premiers jours de février 1839, se proposant pour remplacer une séance à laquelle la maladie l’avait empêché de participer. La vie le reprenait, et l’art. L’année suivante, il fit une tournée retentissante dans l’Europe centrale, qui fêta le virtuose belge et sut apprécier à sa juste valeur "sa tenue élégante et irréprochable, sa pureté, sa transparence de son, sa justesse... son style d’une rare correction... et la remarquable souplesse d’archet" [27] qui caractérisaient son rare talent et qu’il allait transmettre aux élèves de choix dont devait par la suite s’enorgueillir l’Ecole "franco-belge", Vieuxtemps en particulier, ce cher Vieuxtemps au père duquel il avait dit, lorsqu’il le lui confia: "Qu’on ne le livre à personne! Qu’on le laisse se former tout seul! Qu’il se borne à entendre beaucoup d’artistes, à écouter et à réfléchir!" reportant ainsi sur l’élève les principes qui avaient formé le maître.

Il parut à Berlin, puis, quelques mois après, à Vienne, où l’accueil des Viennois sut l’enchanter assez pour lui faire oublier un passé qui s’estompait, et le décider à un second mariage avec la fille d’un magistrat autrichien, Marie Huber, qui ne devait pas lui faire oublier l’autre Marie, l’incomparable, mais qui sut par la suite l’entourer de soins dévoués et le soulager grandement dans le chemin qui lui restait à parcourir sur les routes de l’infortune. A Paris, moins de deux ans après ce mariage, la mort du plus fameux des élèves de Viotti, Baillot, ouvrit au Conservatoire une vacante que le directeur, Auber, ne crut pas pouvoir mieux combler qu’en offrant cette classe à Charles de Bériot. C’était l’heureuse consécration d’une réputation à laquelle rien ne manquait plus. Mais l’artiste refusa. Pouvait-il abandonner ses élèves de Bruxelles et la ville à laquelle tout le rattachait de ses affections, de ses souvenirs, de ses intérêts, sans parler des deux garçonnets dont il suivait avec un soin tout paternel la première éducation? Bruxelles d’ailleurs ne fut pas ingrate: l’année suivante, il entrait au Conservatoire de cette ville, et ne devait abandonner sa classe, à laquelle il s’adonna désormais exclusivement, que lorsque la maladie l’y contraignit, 9 ans plus tard, en 1852.

La fin de cette existence toute entière vécue pour l’art et qui avait si brillamment commencé devait en effet se montrer lamentable. Etait-ce l’effroyable épreuve de 1836 qui avait à ce point ébranlé le malheureux artiste? Longtemps avant la cinquantaine, il souffrit d’une maladie de nerfs qui peu à peu se précisa, malgré tous les soins, devint de plus en plus aiguë et, se portant enfin sur les yeux, compromit lentement mais sûrement sa vue; en 1858, il était tout à fait aveugle, ce qui cependant ne l’empêcha pas, dans ce long et douloureux intervalle, d’élaborer et de publier son Ecole transcendante du violon et sa Grande méthode de violon.

Ce n’était pourtant que le premier stade de ses misères physiques. La maladie progressa en dépit de tous les traitements; une paralysie se déclara, d’abord localisée, et malheureusement à son bras gauche; il lui fallut renoncer à la consolation de son violon; cruelle épreuve à laquelle il fit front avec stoïcisme, gardant à travers ses souffrances et ses diminutions une humeur allègre, une résignation surprenante.

Une consolation lui restait encore dans ces ténèbres: ses fils, les fils de la chère Marie, devenus insensiblement des hommes, et qui lui faisaient l’un et l’autre honneur, l’aîné comme violoniste, le cadet comme pianiste et par ailleurs entré dans la carrière militaire; Franz surtout, son cher Franz, le meilleur de ses élèves, l’espoir de sa revanche sur le destin, dont la nature et le tempérament, si pareils aux siens, formés de plus et développés par son enseignement, promettaient à la Belgique le Bériot qu’il avait lui-même cessé d’être.

Hélas! le jeune homme était, comme son père, marqué par la fatalité: en 1865, Charles de Bériot le perdit, et avec lui disparut sa dernière espérance et sa dernière consolation. Désormais, le virtuose, pourtant toujours vaillant et faisant front au malheur qui l’accablait, avait perdu sa dernière raison de vivre. Il languit encore cinq longues années, et ne rejoignit qu’en 1870, à 68 ans, la radieuse cantatrice de sa trentième année et le fils en qui elle s’était survécue trente années encore.

On a assuré que, dans les derniers temps de sa vie, lorsque la musique lui fut interdite, le vieil artiste, replié sur lui-même, avait su trouver dans les épreuves mêmes qu’il subissait, le dérivatif de son malheur et, livré aux profondes réflexions de son expérience, en tirait, pour les dicter à sa femme et à son entourage, "sur des sujets philosophiques ou religieux, des pages éloquentes et profondes que sa famille a pieusement recueillies.." [28]. Ces pages ne nous sont pas parvenues. Elles eussent sans nul doute jeté un jour poignant sur l’âme de ce grand et beau virtuose, dont les compositions n’ont pas tenu ce que promettaient les brillantes qualités de l’interprète, et qui, de toutes les œuvres qu’il laissait, n’en a peut-être pas produit de plus touchante que ce buste de la Malibran qui orna longtemps le foyer du théâtre des Italiens, et qui, bien que modelé par le musicien de mémoire et après la mort de sa femme, était, au dire du baron de Trémont [29], "remarquable par sa ressemblance!"

[1] F. Huet, Etude sur les différentes écoles de violon, p. 99, note 1.
[2] Comtesse Merlin, Mme Malibran, Paris, 1838, t. I, p. 98.
[3] Le Ménestrel, 19 août 1927.
[4] Comtesse Merlin, loc. cit.
[5] Arthur Pougin, Histoire d'une Cantatrice, p. 62.
[6] Trémont le comparait à "l'Apollon du Belvédère" (op. cit.).
[7] Comtesse Merlin, op. cit., I, p. 99.
[8] Ibid., p. 100.
[9] Ibid., p. 105.
[10] Ibid., p. 110.
[11] Ibid., p. 117.
[12] Ibid.. p. 126.
[13] Ibid., p. 162.
[14] Ibid., p. 166
[15] Ibid., p. 198
[16] Arthur Pougin, op. cit., p. 105.
[17] A. Pougin, op. cit., p. 113.
[18] Comtesse Merlin, op. cit., I, p. 219.
[19] Art. Pougin, op. cit., p. 140.
[20] Voir Bellini et ses Amies, dans le Guide du Concert des 26 avril-24 mai 1935.
[21] A. Pougin, op. cit. p. 156.
[22] Comtesse Merlin, op. cit., II, p. 54. Arth. Pougin, op. cit., p. 200.
[23] Arthur Pougin, Ibid., p. 217.
[24] Ibid., p. 240.
[25] Charles Dancla, Notes et Souvenirs, p. 12.
[26] J.G. Prod’homme, dans Le Ménestrel, 19 août 1927.
[27] Ch. Dancla, Ibid.
[28] Fétis. Biographie des musiciens, Supplément, par Arthur Pougin, T. I.
[29] J.-G. Prod’homme, dans le Ménestrel, loc. cit. Nous avons reproduit de ce buste (Guide du 16 avril, page 711) une réplique qui appartient à l’Opéra de Paris.

Soccanne, P.: Le “lion” belge, Charles de Bériot (1802-1870), in: Guide du concert, nr. 23, 1936-1937, p. 679-681, 711-712, 743-746, 775-777.