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J'ai pris connaissance, durant un récent séjour en Belgique, d'une Notice sur Auguste De Boeck, Membre de l'Académie par François Rasse (Extrait de l'Annuaire de l'Académie royale de Belgique, 1943).

Je dois la découverte de cet opuscule, peu répandu comme la plupart des publications académiques, à M. Georges Vriamont qui édita un grand nombre de compositions musicales de De Boeck dont il fut l'ami et dont il est resté l'admirateur enthousiaste.

Cette monographie retrace brièvement la vie du compositeur, décrit ses origines, caractérise son ambiance et s'étend ensuite sur l'art du grand musicien flamand dont il analyse en particulier les meilleures productions théâtrales. M. François Rasse, ancien directeur du Conservatoire de Liège, compositeur lui-même et chef d'orchestre apprécié, est l'un des représen­tants actuels de l'art musical belge à l'Académie royale. Son étude succincte trace un portrait ressemblant du musicien qui fut le moins académique des hommes et donne une idée d'ensemble généralement exacte de son oeuvre féconde et variée. M. Rasse met en lumière la haute qualité d'art dont sont empreintes les compositions du Maître mais il a une prédilection marquée pour son théâtre et pour ses mélodies. Par contre, il traite par trop dédaigneusement d'autres genres où De Boeck s'est distingué: les "Mar­ches pour les auditions ou les sorties processionnelles de l'Harmonie de Merchtem dont il était le président ou bien, pour son église, des messes sans prétention. L'auteur n'attachait guère d'importance á ces pages ali­gnées (sic) pour le seul plais ir de ses concitoyens". [1] Plus loin il cite "une cantate commémorative à la gloire d'Henri Conscience, une autre jubilaire pour Jef Denyn, de Malines, sans négliger de nouveaux motets et des messes pour la chère église de Merchtem". [2]

Dans ces trois genres (marches, cantates, musique religieuse), De Boeck a écrit des pages remarquables qui le classent en tête de nos compo­siteurs nationaux. Ses marches jubilaire, inaugurale, nuptiale valent les meilleurs morceaux similaires de Gilson.

Dans le genre cantate, à la suite de Peter Benoit, De Boeck a particu­lièrement excellé. Il en a écrit bien d'autres que celles dont fait mention M. Rasse, qui accuse à certains égards une connaissance singulièrement déficiente de son sujet; j'aurai à y revenir un peu plus loin. La très belle cantate du Centenaire (Euwzang) [sic] écrite en 1930 sur un texte de Mau­rice Sabbe, fut primée à l'époque et exécutée avec le plus vif succès aux fêtes commémoratives de notre Indépendance. Il reste beaucoup à faire pour la diffusion de notre Art national et l'ignorance du public, sinon celle des historiographes académiques, n'est pas sans excuse. Pour ma part, ce n'est pas sans peine que j'ai réussi à détecter et à exhumer un exemplaire de cette cantate enfouie dans les profondeurs insondables d'une oubliette ministérielle; car elle avait été imprimée aux frais de l'Etat mais non "éditée". Introuvable chez les éditeurs de musique, il a fallu, pour l'ex­tirper de sa cachette, l'intervention aimable et très efficace de Mademoiselle Sara Huysmans, attachée pour les Beaux-Arts au Cabinet du Ministre de l'Instruction publique, que je prie de recevoir ici l'expression réitérée de ma vive gratitude.

Les connaisseurs apprécient la savante et émouvante musique reli­gieuse de De Boeck. Mais M. Rasse n'est "point de ceux qui hantent les églises" et je le soupçonne de n'avoir jamais entendu les "messes sans prétention" qu'il signale pour mémoire. L'admirable messe à trois voix égales, dédiée á la douairière Terlinden, est pourtant archi-connue et exé­cutée dans tout le pays. Elle le fut même à Léopoldville; á Elisabethville, à ma connaissance, elle ne l'a pas encore été.

Mais je n'ai pas entrepris une étude critique systématique de la bro­chure de M. Rasse ou maintes lacunes et maintes erreurs pourraient être signalées. Je veux me borner à celles qui concernent la carrière musicale et certaines œuvres du compositeur et qui ne relèvent pas d'une appréciation plus ou moins personnelle mais de la réalité objective. C'est ce qui justifie l'intitulé de cet article. Non pas que Jeune-Afrique ait la prétention ou le désir de partir en guerre contre les académies et les académiciens, à l'instar de sa devancière de glorieuse mémoire, la Jeune-Belgique. Mais il m'a paru séant de ne pas laisser sans protestation des omissions, involon­taires à coup sûr, et des inexactitudes documentaires flagrantes notées à la lecture de cet exposé consacré, six ans après sa mort, à un grand musicien belge par un de ses collègues d'Académie, après consultation de cinq informateurs des deux sexes nommément désignés.

La carrière en quelque sorte officielle d'Auguste De Boeck est retracée en ces lignes: "Tout d'abord le 1er juillet 1920, notre Académie l'accueil­lait dans son sein et le 27 août de la même année, il entrait au Conserva­toire royal de Bruxelles pour y enseigner l'harmonie, tandis que le Roi Albert le créait Officier de l'Ordre de Léopold. L'an 1925, M. Camille Huysmans, alors ministre de l'Instruction Publique et des Beaux-Arts, lui offrit plusieurs fois et avec insistance, mais en se heurtant aux refus les plus énergiques, la succession directoriale de notre université musicale bruxelloise que laissait vacante la mise à la retraite de Léon Du Bois. Enfin, en 1926, il recevait la cravate de Commandeur de l'Ordre de la Couron­ne". Et, en note "Il est piquant de constater que ce fut lui qui, à la mort de Gevaert, en 1909, devint directeur de l'école de musique de Malines, succédant à Tinel, mis à la tête du Conservatoire royal de Bruxelles". [3]

Que d'erreurs et de lacunes dans cet "historique"!

De Boeck fut, durant vingt ans, professeur au Conservatoire royal flamand d'Anvers. M. Rasse ne souffle mot de cette importante période - longum aevi spatium - d'une carrière d'artiste. De Boeck accéda à la direction de l'Académie de musique de Malines, en 1921, - et non en 1909. Et l'Académie de musique de Malines est absolument distincte de l'Ecole de musique religieuse, dite Lemmens, que Tinel dirigea.

En 1914-1918, De Boeck fut pressenti par les "activistes" pour la direction de ce Conservatoire d'Anvers où il enseignait de longue date. Il refusa sans hésiter. J'ai recueilli cette information, à l'époque, de De Boeck lui-même qui, dans sa modestie coutumière, n'a pas dû ébruiter la chose. Elle méritait de figurer pourtant dans une brochure qui est, à beaucoup d'égards, un légitime panégyrique.

Immédiatement après la guerre de 1914-1918, De Boeck fut chargé de l'inspection de l'enseignement musical dans la partie flamande de la Belgique, tandis que Joseph Jongen assumait les mêmes fonctions dans la partie wallonne.

De 1893 à 1902, De Boeck avait été moniteur d'orgue au Conserva­toire de Bruxelles.

Lorsqu'il énumère les distinctions honorifiques décernées au musicien, M. Rasse perd de vue que la rosette d'officier de l'Ordre de Léopold est généralement précédée du ruban de Chevalier. De Boeck avait été fait Chevalier de cet Ordre par le Ministre des Sciences et des Arts, Baron Descamps-David, auteur malheureux d'une médiocre tragédie congolaise appelée Africa dont De Boeck écrivit la musique de scène.

Quelques années avant sa mort, il avait reçu la Commanderie de l'Ordre de Léopold dont le bijou lui fut offert par un groupe d'admirateurs.

Parmi les œuvres lyriques, M. Rasse cite trois "mimodrames": Théroigne de Méricourt, les Gnomes du Rhin, Jésus le Naza­réen [4]. "Mimodrames!" Décidément l'historiographe académique d'Auguste De Boeck n'a pas la main heureuse. Quoi, des pantomimes, ces œuvres théâtrales dont les livrets sont dûs aux poètes Ducatillon, de Mont et Verhulst! La troisième des œuvres citées fut exécutée à l'Alhambra de Bruxelles, il y a quelque trente ans et mes oreilles attestent que ce n'était pas un mimodrame.

Quoi encore? "La Route d'Emeraude, créée à Gand en 1921 avec un succès prodigieux reçut en 1922 la consécration définitive au Théâtre royal de la Monnaie." [5] Inexact: reprise en 1922 au Théâtre français d'Anvers, jouée sous le nom de Francesca à l'Opéra flamand de la même ville, la Route d'Emeraude ne fut exécutée pour la première fois, à la Monnaie, qu'en 1926.

M. Rasse analyse dans sa brochure l'opéra Reinaert De Vos en attribuant à Pol de Mont le poème qui est de Rafaël Verhulst. [6].

Tirons l'échelle. Il n'était pas été bien difficile sans doute de fixer, l'aide de documents officiels ou même de traditions orales, les dates prin­cipales d'une carrière musicale aussi contemporaine et aussi peu empreinte de mystère. N'est-il pas regrettable qu'il faille accueillir avec tant de circonspection les simples données biographiques d'un ouvrage qui paraît destiné à servir la vérité historique?

La vérité historique! L'histoire, même la plus récente, restera-t-elle donc éternellement la "petite science conjecturale" dont parlait Renan qui était deux ou trois fois académicien?

Je ne voulus pas laisser passer le douzième anniversaire de la mort du grand compositeur, mon oncle, sans commémoration. M'étant assuré le concours d'une cantatrice magnifique, Madame Betty Le Marchand-De Groote, qui se chargea de la partie "récital de chant", j'introduisis celui-ci par la conférence reproduite ci-après et dont je déplore, en la relisant, le caractère principalement vulgarisateur que j'ai dû lui imprimer afin de faire connaître au public congolais la personnalité et l'œuvre d'Auguste De Boeck.

Un grand musicien de chez nous: Auguste De Boeck.

En guise de présentation d'Auguste De Boeck, je vous lirai d'abord quelques lignes nécrologiques parues le lendemain de son décès, il y a douze ans, sous la plume de Philippe Mousset. Elles caractérisent assez bien, de manière succincte, l'homme et l'œuvre:

"Auguste De Boeck, qui vient de mourir à l'âge de 72 ans à Merch­tem, ce riant village du Brabant flamand qui fut le berceau de ses premières années, aurait pu, s'il l'avait voulu, s'assurer aisément une popularité excep­tionnelle. La spontanéité de sa musique, son originalité foncière, le lyrisme prenant de son inspiration mélodique, la vie et la couleur dont il la savait parer par la richesse de ses inventions harmoniques, la valeur d'une écriture instrumentale où l'humour fait le meilleur ménage avec la distinc­tion, lui avaient valu, dès ses premières œuvres, l'estime admirative de ses confrères et la chaleureuse sympathie des dillettantes.

Réservé en public, apparemment flegmatique mais, en réalité, bouil­lonnant d'une vie meilleure toujours prête à s'épanouir, aussi modeste qu'indépendant, De Boeck ne recherchait pas le succès, préférant aux flatteries et aux honneurs la calme uniformité d'une existence toute con­sacrée au travail et à l'art.

Jamais il ne fit rien pour se mettre en évidence, estimant, comme il le disait dans son langage plein de verdeur, que "de montrer sa figure n'ajoutait rien à la valeur de sa musique", si bien que rares sont, parmi les auditeurs de nos concerts, les spectateurs de nos grandes scènes lyriques, ceux qui peuvent se vanter de l'avoir connu ou même vu: un artiste, un vrai, sincère et convaincu.

Remarquablement doué pour tous les genres, De Boeck a écrit des pièces pour orgue et pour piano, des mélodies flamandes et françaises, en grand nombre, des motets religieux d'une remarquable pureté d'expres­sion, trois ballets, sept cantates, deux opérettes flamandes et six opéras, parmi lesquels le ravissant Songe d'une nuit d'Eté et la dramatique Route d'Emeraude, qui furent joués et rejoués au Théâtre de la Monnaie avec un succès toujours grandissant, peuvent être considérés comme les plus représentatifs de son talent.

La musique belge perd en lui un de ses plus brillants représentants, un de ceux qui, fidèles au caractère de leur race, surent le mieux en tra­duire les aspirations, en exalter les qualités, en exprimer l'esprit et les sentiments. [1]

Il n'est pas une monographie, notice ou article consacré à De Boeck ou l'on ne puisse relever quelque erreur ou inexactitude. Tant il est difficile d'écrire l'histoire même de l'époque la plus récente et de la vie la plus simple. Je m'efforcerai pour ma part d'être véridique, exact et objectif, sans rien renier de l'admiration affectueuse vouée à l'auteur depuis ma prime enfance. N'étant ni musicologue, ni critique musical, je n'emprun­terai qu'à autrui, à des tiers qualifiés, les appréciations techniques formulées sur son œuvre. J'y joindrai quelques souvenirs personnels sur l'homme, curieux et attachant, que fut Auguste De Boeck.

Il naquit - en 1865 - vécut et mourut - en 1937 - à Merchtem, plantureuse bourgade brabançonne. Son grand-père maternel, Joseph Briers, était déjà organiste de l'église paroissiale. L'une des filles Briers épousa, en secondes noces, Florimond De Boeck dont elle eut trois filles, puis un fils - Auguste puis encore une fille: ma mère.

Survint, vers 1870, le krach, fameux à l'époque, de la Banque Lan­grand qui plongea dans la ruine les Briers et les De Boeck et quantité d'autres familles du pays. Le père d'Auguste De Boeck était l'agent régional de cet établissement financier. Comme divers biographes l'ont signalé, ce représentant local de la grande firme bancaire tint à rembourser de ses propres deniers les déposants frustrés des fonds qu'ils avaient confiés à la banque par son entremise. Il n'y a pas 80 ans de cela et pourtant un tel trait de probité, de solidarité, de générosité semble remonter à la nuit des temps, à la préhistoire la plus légendaire. J'ai vu, de mes yeux vu, quelques-unes de ces reconnaissances de dette bénévolement souscrites par mon grand-père, dont les titres avaient été restitués après remboursement, et qui étaient d'ailleurs, depuis longtemps, couvertes par la prescription, Dieu merci.

A la suite de ces revers, mon grand-père prit la succession de son beau-père Briers comme organiste et ce fut lui aussi qui donna à son fils Auguste les premières leçons de musique.

Il se rendit bientôt compte que la précoce vocation musicale de ce fils requérait une éducation artistique soignée. L'enfant abandonna donc, à 15 ans, les études scolaires usuelles, ce qui ne l'empêcha pas d'acquérir ultérieurement une belle culture d'autodidacte. Dès ce moment, il fréquenta régulièrement les cours du Conservatoire de Bruxelles où il conquit tour à tour les premiers prix d'harmonie, de contrepoint et fugue, et décrocha, à 19 ans, le prix, rarement décerné, de virtuosité pour l'orgue.

Afin de pouvoir suivre ces cours, le courageux garçon devait parcourir, à pied, trois fois par semaine, le trajet de Merchtem à Bruxelles et de Bruxelles à Merchtem, soit une trentaine de kilomètres par tous les temps. Encore lui arrivait-il de tenir les orgues paroissiales à une messe matinale avant d'entreprendre la longue randonnée pédestre. En hiver, il tenait l'orgue, les mains emmitouflées d'épais gants de laine: excellent exercice, déclarait-il plus tard, pour délier les doigts.

Ces trente kilomètres, il les parcourait à pied, en théorie. Car, si l'auto-stop n'existait pas encore, et pour cause, la resquille au transport était inventée depuis longtemps. Maraîchers et marchands de volaille, brasseurs, fermiers, bouchers-abatteurs qui sillonnaient la chaussée réser­vaient volontiers un coin de leur camion ou de leur charrette au juvénile piéton. En ce temps-là les voyageurs voyaient encore quelque chose du pays qu'ils traversaient. De Boeck apprit ainsi à observer et à aimer le rustique décor du temps, les gens et les choses de sa contrée, croqués dans leur vivante verdeur naturelle. Il y acquit cette saveur de terroir qui le caractérisera plus tard jusque dans son allure, son langage, son répertoire d'historiettes régionales chargées d'humour, ses goûts naturistes et dans son art.

Au Conservatoire, ses maîtres distinguèrent rapidement les dons excep­tionnels du jeune campagnard. On attribue à Gevaert ce mot: "Méfiez­-vous de son air paysan, il deviendra un grand musicien".

Tout destinait De Boeck à succéder à son professeur Mailly comme titulaire de la classe d'orgue dont il était déjà le moniteur. Mais De Boeck fut évincé et cette déconvenue contribua à lui faire prendre en grippe son bel instrument et à l'engager davantage dans les voies de la composition. Il demeura néanmoins, de longues années durant, organiste aux églises des Carmes et Saint-Boniface. Joseph Jongen, organiste lui-même, a écrit: "Tous ceux qui ont entendu ses improvisations à l'orgue ont pu se rendre compte de sa maîtrise en cet art subtil; ils auront admiré la richesse et le bon goût de son imagination musicale". [2]

Occasionnellement, De Boeck tenait encore les orgues dans l'église de son village natal. Il rapporta mainte anecdote de ces milieux de musi­ciens d'église, chantres et organistes, qu'aucun homme de lettres n'a, je crois, étudiés à ce jour. Dans telle église de la campagne environnante, l'organiste était forcé, afin que la voix du célébrant ne déraille, de main­tenir pendant toute la durée de la préface, la note tonique. L'organiste excédé avait fini par poser sur la touche un morceau de plomb et, dès les premières mesures, il dévalait quatre à quatre l'escalier du jubé, s'engouf­frait dans l'estaminet le plus proche, lampait posément sa "goutte" de genièvre et remontait au galop s'asseoir en temps utile devant l'orgue pour attaquer les premiers accords du Sanctus.

De Boeck possédait une virtuosité spéciale dont il égayait certaines soirées intimes et qui consistait à jouer un air connu, la Brabançonne, par exemple, en le transposant à chaque mesure d'un demi-ton de manière à terminer le morceau deux octaves plus haut qu'à son commencement. Ce n'est pas facile. De Boeck avait acquis, disait-il, cette dextérité particulière en suivant, durant la préface, un curé de Merchtem qui détonnait régulière­ment et, partant d'une note très basse, terminait sur une note très élevée. De Boeck avait renoncé à le maintenir dans le ton initial et prit le parti de le suivre dans ses modulations involontaires. Ce même curé adorait prêcher, et prêchait interminablement. Notre curé, disait De Boeck, a la concupiscence de la chaire.

De Boeck a toujours aimé la bonne humeur, la gaîté, la plaisanterie. Sa musique n'accuse aucun penchant à la neurasthénie. L'un de ses amis d'enfance, appartenant comme lui à une société villageoise appelé les Mélomanes, l'instituteur Jan De Smedt, après les choses sérieuses aux séances des Mélomanes, y allait volontiers de sa chanson favorite dont le refrain était Ik veeg mijn botten aan geheel den boel. Traduction libre: Je me fiche de tout le bazar! Lorsque son ami se maria, De Boeck tint les orgues. Quand le cortège entra à l'église, quelle ne fut pas la stupeur du marié d'entendre jouer son air favori arrangé en scherzo. Cela dura toute la messe. A l'offertoire se déroula une fugue puissante où, l'un après l'autre, tous les registres de l'instrument, tantôt narquois, tantôt grondeur, faisaient retentir le même thème obsédant. Après la consécration, ce devint un doux adagio et, à la sortie, une marche triomphale savam­ment harmonisée toujours sur l'air familier de ik veeg mijn botten aan geheel den boel [3].

Je me suis étendu intentionnellement sur ces traits humoristiques du Maître disparu car ils sont une composante essentielle de sa personnalité et sa musique les reflète. Il y avait vraiment chez lui quelque chose qui faisait songer à Rabelais, incarnation géniale de l'esprit français mais qui aurait pu être flamand. C'est De Boeck encore, et nul autre, qui baptisa d'un mot qui fit fortune tel musicien intégralement chauve "l'impoilu connu", ajoutant "pas un seul cheveu, mais quelle barbe!"

Tout cela allait de pair avec une activité artistique considérable. A 25 ans, De Boeck avait rencontré Paul Gilson; ils devinrent d'inséparables amis. Gilson l'aiguilla définitivement vers la composition et compléta sa formation orchestrale. Trois ans après cette rencontre, De Boeck compo­sait, sur des thèmes entendus au cours d'une représentation donnée à Bruxelles par des danseurs indigènes du Dahomey, sa Rapsodie dahoméen­ne, dont, écrit Gilson, "l'effet fulgurant mit d'emblée le compositeur au rang d'un Rimski-Korsakov. L'ingéniosité et le pittoresque des combinai­sons instrumentales de ce morceau, ajoute-t-il, restent encore aujourd'hui d'un surprenant intérêt". [4] Voici cette rapsodie exécutée par l'orchestre de l'I.N.R. sous la direction de Franz André. Je regrette de ne pouvoir vous faire entendre un disque plus neuf.

EXECUTION DE LA RAPSODIE DAHOMEENNE

L'influence slave se fait sentir dans ce morceau et dans les premières compositions symphoniques du jeune maître. Quoi d'étonnant? A soi­xante ans d'ici, après Wagner, la musique russe des "Cinq" (Rimski, Balakirev, Cui, Moussorgski et Borodine) était la grande révélation de l'époque. Cette musique savamment et pittoresquement orchestrée, nour­rie aux sources primitives du mysticisme slave, empreinte d'une poésie sensuelle, d'une voluptueuse langueur orientale devait impressionner pro­fondément les jeunes compositeurs de ce temps. Sans doute un peu comme la poésie de Baudelaire et, plus tard, de Verlaine, savante, raffinée, mais spontanée et profonde, avait séduit les jeunes esthètes lassés du verbalisme facile et parfois creux des poètes romantiques, et devait renouveler l'inspi­ration poétique de la fin du XIXe siècle et envoûter toute une génération d'artistes.

Le tempérament flamand de De Boeck subissait sans en souffrir autant que d'autres l'emprise wagnérienne à laquelle il s'accommodait mieux que ne pouvaient le faire de purs Latins. L'influence slave elle-même, la per­sonnalité puissante du musicien brabançon sut l'assimiler et la fondre harmonieusement dans le creuset de son art original et personnel. La Symphonie en sol mineur, composée en 1896, porte encore les traces de cette influence. De Boeck lui-même en éprouva quelque perplexité et interrogea Rimski-Korsakov venu écouter sa symphonie; mais Rimski le rassura: "Si votre symphonie est russe, lui dit-il, eh bien, alors toute ma musique est flamande." [5]

Cette grande et belle symphonie, écrivait Lucien Solvay traite ans plus tard, "est restée fraîche comme au premier jour parce qu'elle a la solidité des oeuvres qui ne meurent pas". [6]

Les qualités de symphoniste de De Boeck se déploieront largement dans ses œuvres théâtrales dont il sera parlé plus loin. En fait d'œuvres orchestrales pures, signalons encore sa Fantaisie sur deux airs populaires flamands et Dans la grange, deux rutilants joyaux. Quand il écrit pour l'orchestre, De Boeck oublie qu'il est organiste. Son instrumentation est d'un maître, et la richesse de ses harmonies confère à ses œuvres le coloris savoureux qui les fait vivre.

Mais De Boeck s'est essayé dans tous les genres, a composé pour tous les instruments, jusqu'à une polka pour orgue de barbarie. Il écrivit un grand nombre de morceaux pour piano, dont un "concerto" pour le nouveau clavier Hans. Dans ses dernières années surtout, il donna une copieuse série de pièces "enfantines" publiées dans les recueils intitulés Rêve d'enfants, Jardins d'enfants, Kinderdeuntjes, et enfin - le gourmet qu'il était ne perd pas ses droits - Hors d'œuvres variés. Ces pièces enfantines sont souvent exquises. Ce vieux célibataire adorait les enfants et les comprenait. Ses "enfantines" rappellent parfois la ma­nière de Schumann. Schumann d'ailleurs, m'a dit De Boeck, était son mélodiste préféré.

L'organiste a composé pour son instrument un allegro con fuoco, mor­ceau de concours souvent exécuté, un allegretto pimpant, une belle marche nuptiale trop peu connue, jouée pour la première fois, - ô souvenir loin­tain - à mon mariage. Il faut citer encore un arrangement très réussi pour orgue et harmonium de la Brabançonne, contrepointée dans un style majestueux et grave approprié à ces instruments, heureusement subs­titué à l'accompagnement banal et sautillant qui aggrave encore le carac­tère mirlitonesque de notre air national. Je m'étonne que cette originale adaptation ne soit pas plus répandue.

De la musique de chambre, notamment pour violon une sonate, deux esquisses ravissantes, un poème, un andante avec orches­tre et une belle Prière, œuvre posthume, exécutée pour la première fois à sa messe de funérailles, dédiée aux Kajotters de Merchtem. Une sonate pour violoncelle, des morceaux pour hautbois, pour clarinette...

Il a composé pour harmonie et fanfare nombre de pièces, dont des marches remarquables.

Sa production vocale est particulièrement féconde. Outre ses opéras, De Boeck a, dans ce domaine, composé une série de cantates dont La Guerre des Paysans, Rodenbach-Cantate, Conscience-Herdacht, cantates pour N. D. de Merchtem, pour N. D. de Laeken, pour l'inaugura­tion du monument aux anciens combattants de Merchtem, cantate du Cen­tenaire. Celle-ci, qui fut primée, solennellement exécutée en 1930, et im­primée aux frais de l'Etat, est, bien entendu, devenue introuvable. J'ai pu à grand'peine en détecter un exemplaire enfoui profondément dans les oubliettes d'un de nos départements ministériels.

M. van der Hameyde a narré comment fut réalisée une des premières cantates de De Boeck: La Guerre des Paysans, à l'occasion du cente­naire de cet épisode héroïque, c'est-à-dire il y a cinquante ans. Pour le 150me anniversaire, qui tombait l'année dernière, l'œuvre vient d'être reprise. Mais la première exécution, à Assche, rassembla une masse chorale d'un millier d'exécutants originaires en outre de Mollem, Merchtem, Op­wyck et autres villages voisins. Les chanteurs venaient d'un peu partout tandis qu'Assche fournissait les voix féminines et enfantines et l'harmonie d'accompagnement. Il y eut moult répétitions suivies avec une sorte d'ar­deur sacrée par ces villageois d'origine et de classe diverses, bourgmestre d'Assche en tête, et qui réalisèrent un tout homogène. Belle tentative sans lendemain d'une éducation musicale collective qui a souvent fait défaut à notre peuple.

Dans mon enfance, je me rendais annuellement en Rhéna­nie. Le soir, les villageois de l'humble bourgade s'assemblaient spontanément au bord du Rhin devant l'hôtel où nous étions un groupe de Belges. Ils nous chantaient, en plusieurs voix, et fort bien, des airs du pays qui résonnent encore dans ma mémoire et s'intègrent dans le décor ennobli par le prestige du grand fleuve auréolé d'histoire, de légende et de poésie. Puis les Allemands nous demandaient de chanter à notre tour des chants de chez nous. Quelle humiliation, en ce temps où un groupe de Belges était a priori incapable de chanter juste, où pas un de nous - c'était avant 1914 - ne connaissait le texte intégral d'un seul couplet de notre hymne national.

De Boeck a écrit des chœurs pour enfants: le Chant de l'alouette, les Chanteurs dans la Forêt, le joli mois de Mai et Gloria Flori. "Ecoutez," écrit M. Marcel Poot, ."Gloria Flori" Ecoutez cette fraîche cantate enfantine et observez ces innombrables fillettes et garçons, observez les auditeurs; vous aurez une idée très nette de l'art de Gust De Boeck. Un art très pur, qui ne doit rien à personne, un art sans prétention, sans bavures - un art qui parle au cœur parce qu'il vient du cœur". [7]

Enfin, une centaine de lieder pour soli, dont vous pourrez entendre tout-à-l'heure quelques-uns des mieux venus, chantés par notre plus belle cantatrice.

La musique d'église composée par De Boeck comporte trois messes dont la plus connue, l'admirable messe en ut majeur, dédiée á la douairière Terlinden, est souvent jouée, et le fut même à Léopoldville; des motets, des cantiques qui, au Congo, nous changeraient un peu des romances bon­dieusardes que nous avons le chagrin d'entendre encore certains Dimanches, dans notre bonne ville, et qui seraient capables, je crois, de dissiper le recueillement d'un saint doué de quelque oreille musicale. L'inspiration jaillissait intarissablement de son âme d'artiste. Pour la première commu­nion de ma sœur, pour la mienne, il composait en se jouant des cantiques remarquables.

La présente causerie et le récital qui va suivre ne tendent qu'à donner une idée de l'œuvre féconde et variée de De Boeck. Il faudrait pouvoir faire entendre des extraits de ses œuvres organales et pianistiques, pour musique de chambre, des fragments de ses chœurs pour enfants ou de ses cantates, de ses compositions d'orchestre et, surtout, des scènes de ses opéras.

Il débuta au théâtre par une musique de scène pour Africa, la médiocre tragédie antiesclavagiste du baron Descamps-David. Puis vint une opérette flamande Lange Nelle, puis Jésus le Nazaréen; cinq ballets, dont les plus connus sont: la Phalène, Cendrillon et la Tentation du Poète. Pendant la guerre de 1914-1918, il écrivit encore, pour se divertir, une pimpante opérette, Papa Poliet qui obtint un succès de bon aloi. La musique, sensible ou humoristique, en est souvent exquise et toujours d'un goût délicat et fin. Cinq opéras enfin: Théroigne de Méricourt, le Songe d'une nuit d'hiver - et non d'"été", comme le disait tout à l'heure un chroniqueur bien intentionné, - les Gnomes du Rhin, Reinaert de Vos et la Route d'Emeraude. Nous donnerons un très rapide aperçu de ses trois meilleures œuvres: le Songe, Rei­naert et la Route.

Les Belges, musiciens ou romanciers, principalement descriptifs, ont, rarement, dit-on, le don scénique. A ce propos, M. François Rasse fait pourtant ces justes remarques: "On affirme trop souvent, dit-il, slogan belle et piètre excuse de ceux qui, de parti-pris, n'admirent que ce qui vient de l'étranger, que les compositeurs belges manquent, dans leurs œuvres théâtrales, de sens scénique et de vie. Ils font trop statique, dit-on. Que ne pourrait-on dire alors de la Tétralogie, de Tristan, de Parsifal, ainsi que de Pelléas et Mélisande, d'Ariane et Barbe-bleue, sans oublier les cinq grands drames de Gluck?" [8] Quoiqu'il en soit, De Boeck possède incontesta­blement le don scénique, c'est un vrai musicien de théâtre et, si la règle énoncée ci-dessus était valable, il y ferait une éclatante exception.

Le Songe d'une nuit d'hiver, "légende lyrique", fut composé sur un livret de Léonce du Castillon. C'est une sorte de féerie la princesse Aurore, emprisonnée par le vieux roi Frimas qui veut l'épouser malgré elle, et qu'assiste dans ce dessein une affreuse vieille sorcière, est délivrée par le chevalier Printemps.

La partition abonde en pages remarquables: danse des sorcières, un saisissant orage, un lied de toute beauté: ô fleur aimée, un interlude admirable avec une exquise partie de violons et une chaleureuse apothéose finale.

Lorsqu'en 1923, le Songe d'une nuit d'hiver fut joué à la Monnaie, Paul Gilson écrivit dans un journal bruxellois: "Le Songe d'une nuit d'hiver fut représenté pour la première fois en 1902 sur la scène du théâtre lyrique d'Anvers à qui l'on doit tant de créations intéressantes. L'œuvre de M. De Boeck plut énormément; elle n'a pas quitté le réper­toire. On la joua encore avec succès à Nantes, grâce à un chef d'orchestre belge qui, à l'encontre de ses confrères, n'oubliait pas ses compatriotes: le regretté F. Ernaldy. Il a fallu 21 ans pour que le Songe soit donné Bruxelles; c'est beaucoup pour une œuvre dont le succès s'est si bien main­tenu. Il est à souhaiter que la Route d'Emeraude, le Roman du Renard, les Gnomes du Rhin, et Théroigne de Méricourt n'atten­dent pas leur tour si longtemps. [9]

Une petite erreur s'est aussi glissée dans les lignes qui précèdent car le Songe fut joué vers 1916-1917 au Théâtre de la Bourse à Bruxelles. Depuis cet article, si la Route d'Eme­raude fut de nombreuses fois représentée à la Monnaie, aucun des trois autres opéras cités par Gilson n'y fit son apparition.

L'orchestre joue un rôle essentiel dans la production lyrique de De Boeck. J'ai sélectionné à votre intention un enregistrement de l'air ô fleur aimée qui, outre son charme mélodique, vous donnera une idée du remarquable harmoniste qu'était De Boeck. Voici ce disque (interpré­tation de Madame Talifert, orchestre du Théâtre de la Monnaie sous la direction de Maurice Bastin).

EXECUTION DE L'AIR : O FLEUR AIMEE DU "SONGE"

A propos de Reinaert de Vos, M. François Rasse écrit: "Le poète flamand Pol de Mont ayant présenté à De Boeck son livret Reinaert le Renard, celui-ci immédiatement conquis par cette fantaisie qui appa­raît une sorte de réplique voulue et tendancieuse de Chanteclerc d'Edmond Rostand et dont certains personnages ne manquent pas d'affinités avec son propre caractère par leur truculence et leur humour, en écrivit la musique d'enthousiasme et presque au pas de charge ...le personnage de Reinaert est admirablement campé. On en peut dire autant de celui de Bruin, l'ours. Jamais De Boeck ne serra de plus près la vérité, jamais il ne témoigna d'un talent plus approfondi de dissection psychologique que dans cette partition orchestrée avec virtuosité et dans laquelle surabondent la fantaisie, le pittoresque et le sarcasme musicaux. Les pages de chaud lyrisme ne manquent point, telles les scènes dans lesquelles intervient Hermelyn, l'épouse de Reinaert et qui vibrent d'enthousiasme et de pas­sion ." [10]

Relevons l'erreur consistant à attribuer à Pol de Mont le livret de Raf Verhulst et à le taxer de réplique à Chantecler, œuvre postérieure Reinaert de Vos.

La Route d'Emeraude fut composée pendant la guerre de 1914-1918 sur un livret de Max Hautier tiré du beau roman d'Eugène Demolder dont Richepin avait déjà extrait un drame en vers. C'est le dernier opéra de De Boeck et son chef-d'œuvre. Créée à Gand avec Vina Bovy, alors débutante, dans le rôle de Francesca, reprise dans la suite au Théâtre royal français d'Anvers, puis à l'Opéra flamand (sous le titre de Francesca dans une version néerlandaise de Maurice Sabbe), et à Bruxelles à la Monnaie, la pièce connut invariablement un grand succès. C'est le sujet éternel de l'enfant prodigue transposé au XVIIe siècle en Hollande. Kobus, fils du meunier Barent, vent quitter la maison paternelle pour suivre sa vocation de peintre et devient la proie d'un joli modèle espagnol, Francesca, qui bientôt l'abandonne. Kobus se ressaisit et regagne le toit familial, nanti d'une technique d'artiste et, en plus, d'une cuisante expérience passionnelle.

Cela débute par un tir à l'arc, divertissement populaire traité dans le style opulent et savoureux de l'auteur. Des thèmes prenants caractérisent le père et la mère de Kobus et la vocation artistique de celui-ci. La mère tente de retenir son fils en lui chantant une émouvante berceuse que vous entendrez dans la seconde partie de cette soirée, et qui, d'après M. Rasse, constitue "peut-être l'expression musicale la plus haute de l'amour maternel". [11]

Aussitôt après cette berceuse qui a impressionné Kobus, voici qu'un "rayon de lumière illumine le costume aux couleurs vives de sa mère et crée ainsi une féerie du coloris qui plonge Kobus dans l'extase. C'est le miracle du coloris, épisode scénique décisif dont la symphonie va s'emparer. Je ne crois pas, écrit un critique, que De Boeck ait écrit une page plus vivante, et plus colorée, plus savante et plus séduisante. Les flûtes, ou très insinuantes, ou très impérieuses, les violons divisés à l'infini, glissant en gammes inverses avec toutes les tenues du bois (très peu de cuivres, malgré la tradition), tout cela réalise en son fouillis cette perception nouvelle: le sens de la vibration des couleurs animées". [12]

La vocation d'artiste triomphe et est renforcée encore à la suite d'une visite de peintres excursionnistes au cours de laquelle l'un d'eux, Dirk, chante une ballade bachico-sentimentale qui figure au programme du récital de ce soir.

Le deuxième acte se passe dans l'atelier du peintre Frans Krul, - qui reçoit la visite de Rembrandt, apparition sobre et pathétique -; le modèle Francesca joue la classique scène de séduction. C'est l'occasion d'un duo d'amour d'une puissance passionnelle extraordinaire. C'est, écrit un critique, "le triomphe de la chair, avec toute l'insolence d'une victoire; c'est la grande page de la partition. Toutes les ressources du lyrisme, rythmes haletants et mélodies caressantes, instruments multiformes et voix vibrantes sont amenées en cet endroit. Le rideau tombe sur ce duo qui atteint son apogée dans une allure désordonnée." [13]

Pour taquiner De Boeck, u jour, l'un de nous lui demanda "Mais, mon oncle, à quelle femme pensiez-vous donc quand vous écriviez ce duo?". Il répondit simplement: "A toutes les femmes".

Au troisième acte, Francesca se sent entraînée à suivre un pirate de son pays d'origine. La Cantilène, également au programme, exprime son état d'âme. Je me suis amusé à relever et à confronter certaines appré­ciations critiques formulées lors des représentations. De cette cantilène, l'un (Mousset) souligne la couleur locale l'autre, (Paul de Maleingreau) écrit: "A. De Boeck ne s'embarrasse point de couleur locale dans la chanson de la fine du midi, ce qui correspond du reste aux données du livret, Francesca ignorant son Espagne" ; un troisième, Systermans, la trouve empreinte de massenettisme; un quatrième, (Mangin), lui attribue plutôt une "chaleur sicilienne"... Tot capita, tot sensus.

Kobus, désespéré d'abord, se rassérène dans la vieille cathédrale d'Amsterdam où défile une procession richement orchestrée et regagne, apaisé, le vieux moulin natal où il s'endort, la tête sur les genoux mater­nels aux accents pénétrants de la berceuse du premier acte.

Georges Systermans célébra dans cette partition "...le frémissement d'un orchestre savoureux, discret, éloquent dans de si justes limites que jamais il n'empiète sur les droits du chanteur... Tantôt imprégné de la poésie la plus pénétrante (le premier monologue de Kobus, l'évocation crépusculaire qui clôt le premier acte, l'atmosphère délicieusement familiale du dernier tableau), tantôt étincelant, corse, enlevant comme dans les festivités populaires du début ou traversé d'un puissant souffle lyrique dans le tableau de la cathédrale et l'interlude qui suit, il est vraiment l'agent vital à qui l'œuvre doit son unité et sa variété. Elle lui doit aussi le meil­leur du succès qu'elle a rencontré auprès du public bruxellois, de même qu'à Anvers et à Gand. Car la Route d'Emeraude semble appelée étouffer pour tout de bon le préjugé tenace qui voue par avance à l'oubli les productions théâtrales de chez nous." [14]

M. Rasse a essayé de définir l'originalité de la musique de De Boeck, sa personnalité. "Cette personnalité, incontestable, ne réside pas, dit-il, dans des procédés d'école, mais, tout d'abord, dans le caractère si spécial, si émouvant, de ses thèmes expressifs, de ses mélismes souvent développés, d'une sensibilité pénétrante qui, ayant jailli de l'âme du compositeur, atteignent profondément celle de l'auditeur; ensuite dans l'architecture spontanée, nette et bien équilibrée de sa rythmique, faisant toujours image et fleurant la vie robuste autant que vibrante, voire pétulante." [15]

Marcel Poot, qui vient d'être appelé à la direction du Conservatoire de Bruxelles, écrit: "Avec Gilson et De Boeck, nous avons enfin nos véritables musiciens d'exportation... L'artiste qui parle sa propre langue dispose aussi d'une technique qui lui est propre! De Boeck s'était acquis une maîtrise magnifique. Il extériorise tous les sentiments avec autant de facilité que de bonheur. Tour à tour lyrique, tendre, ingénu, sévère, fantasque, il se sert en virtuose de toute la gamme des sentiments, des expres­sions. Quelle légèreté, quelle fluidité, quelle vivacité dans ses Scherzos qu'il traite en véritable magicien... D'autre part, quelle profondeur, quels accents déchirants dans certains mouvements lents. Je songe à la Marche funèbre si prenante des Gnomes du Rhin. Quelle envolée dans ses Allegros si habilement construits,... quel charme aussi et quel mordant dans son étincelante Fantaisie sur deux airs populaires flamands." [16]

Quel est donc, parmi les contemporains, le compositeur belge qui, par la fécondité, la variété et la valeur de sa production, l'emporte sur De Boeck? Un éminent musicien me disait dernièrement: "Songez au parti que certains pays auraient tiré d'un De Boeck, s'ils possédaient un musicien tel que lui!" Mais De Boeck, sans ambition personnelle, a totalement négligé sa publicité. Créer de la beauté satisfaisait son âme d'artiste et il se souciait, comme d'une pomme, des démarches qu'il aurait fallu entre­prendre et mener à bien pour en assurer la diffusion. On peut le regretter pour les amateurs d'art, pour l'éducation esthétique de notre peuple, et pour notre renommée artistique nationale. D'autre part, l'édition musicale est coûteuse. L'enregistrement de disques aussi. La plupart des compo­siteurs belges, dénués d'opulence, sont naturellement logés à la même ensei­gne. Si l'école de Franck a su s'imposer rapidement, cela est dû pour partie à la circonstance que les d'Indy, les Chausson et autres élèves du Pater Seraphicus possédaient, presque tous, une grande fortune. D'autres compo­siteurs modernes, comme les Rimsky, les Glazounof, les Albeniz furent subventionnés par d'opulents mécènes, ou par des souverains éclairés comme Albeniz encore, par le roi d'Espagne; Tchaikowsky par le Tsar...

De Boeck vivait d'un petit patrimoine familial, de son traitement de professeur - puis de directeur de conservatoire, de ses fonctions d'organiste, de ses leçons particulières, voire de quelques droits d'auteur. Il était insou­cieux d'augmenter ses revenus par l'exploitation rationnelle de sa produc­tion musicale, au point de semer aux quatre vents du pays les manuscrits de ses œuvres, de se faire éditer par vingt éditeurs différents. Il n'existe aucun répertoire de ses compositions. J'ai tenté d'amorcer cette entreprise et ai catalogué en quelques jours, vaille que vaille, plusieurs centaines de morceaux. Lui-même ne s'est jamais donné la peine de numéroter en "opus" aucun d'eux. Je tiens ici à rendre hommage à M. Georges Vria­mont, fidèle ami et admirateur enthousiaste de De Boeck qui a fait plus que quiconque pour diffuser sa production. Il en a édité une partie consi­dérable et détient les matériels d'orchestre de ses principales œuvres théâ­trales et symphoniques.

Expédions rapidement la carrière officielle de notre auteur. Nommé professeur d'harmonie tour à tour aux Conservatoires d'Anvers et de Bruxelles, inspecteur de l'enseignement musical, il fut, en 1921, nommé directeur du Conservatoire de Musique de Malines. J'ai raconté dans Jeune-Afrique [17] qu'il avait refusé pendant la guerre de 1914-1918 la direction du Conservatoire d'Anvers que certains voulaient lui offrir dans des conditions suspectes. M. François Rasse a exposé ailleurs comment De Boeck refusa la direction du Conservatoire de Bruxelles qu'à la retraite de Léon Dubois voulait lui imposer le ministre des Beaux-Arts en exercice, Camille Huysmans. [18]

Il avait été élu, lui, le moins académique des hommes, membre de l'Académie royale et était titulaire de la Commande­rie de l'Ordre de Léopold.

Sauf pendant les dernières années de sa carrière officielle où il habitait Malines dont il dirigeait le Conservatoire, De Boeck partageait son temps entre Bruxelles où il occupait un appartement, l'hiver, et sa maison de campagne de Merchtem, entourée d'un beau jardin, dont il était fier, d'un potager et d'un superbe verger. Les fleurs, les arbres, la nature étaient sa passion et ses plus précieuses sources d'inspiration. Après sa retraite, il ne vécut plus qu'à Merchtem. Il resta toute sa vie attaché au terroir, participant volontiers aux fêtes locales et familiales, s'associant à toutes les manifesta­tions de la vie populaire, participant aux concours de pigeons, présidant, honorairement, l'harmonie locale, acceptant même dans ses dernières an­nées, un mandat de conseiller communal, gagnant des prix aux expositions régionales de légumes et de fruits. Je me rappelle, étant enfant, avoir un jour en compagnie de ma sœur, saccagé ses magnifiques fraisiers mais l'une de ces fraises était si grosse et si belle que nous voulûmes d'abord la faire admirer par toute la famille réunie. Catastrophe, cette fraise incomparable et celles que nous avions englouties étaient destinées à une exposition...

L'inspiration lui venait partout: à sa table de travail, à la promenade, à son piano, à la lecture d'un texte. Les textes n'étaient que prétextes et il composa d'excellente musique sur des vers détestables. Toussaint van Boelaere, haut fonctionnaire et littérateur distingué a raconté [19] qu'il lui arriva de recevoir, dans son bureau ministériel, la visite de De Boeck fredonnant une ravissante mélodie qui venait d'éclore en son âme d'artiste, chemin faisant, et pour laquelle le compositeur réclamait séance tenante un texte. Van Boelaere confesse avoir commis en cette circonstance dans son obligeance précipitée quelques-uns de ses plus mauvais vers. Qui donc prétend qu'on ne travaille pas dans les bureaux ministériels?

De Boeck, flamand cent pour cent, n'eut jamais la moindre difficulté à composer sur des textes français. Peu importait qu'ils fussent français, ou flamands, bons ou mauvais.

Une inspiration généreuse et pure, servie par une technique consom­mée, n'est-ce pas tout l'art? Quand on lui demandait où il allait chercher cette inspiration intarissable, De Boeck répondait avec son humour parti­culier "sous mon gilet" ("van onder mijn gilee"). Mais il assurait à la mise en œuvre de ses trouvailles une forme techniquement impecca­ble. L'avant-veille de sa mort, il avait été interviews; il cita au journaliste la réponse donnée par Stravinsky à un jeune musicien belge qui voulait savoir si l'étude de la fugue et du contrepoint était vraiment nécessaire, Stravinsky répondit au would-be compositeur: "Etudiez la fugue et le contrepoint autant que vous le pourrez et aussi longtemps que vous le pourrez". [20]

Lorsque De Boeck mourut, on trouva sur sa table de travail l'Epi­taphe par laquelle débutera le récital de ce soir. Comme s'il avait eu le pressentiment de son départ prochain et inopiné, il avait composé de la musique sur ces vers de van Lerberghe qui s'ajustaient si bien à lui-même:

"A ton Ombre ces fleurs,
Ces fleurs pures et claires,
Car les fleurs sont Lumière.

A ton Coeur qui sommeille,
A tes Yeux qui sont clos;
Car les fleurs sont Repos.

A ta Voix qui n'est plus
Qu'un peu du souffle immense;
Car les fleurs sont Silence".

Toute la contrée lui fit de pathétiques funérailles. Il reçut ce qu'on est convenu d'appeler les "honneurs militaires", il paraît qu'administrative­ment il n'y avait pas droit mais de haut lieu, l'ordre vint de les décerner. Il y eut maint discours officiel qu'il eut été bien marri d'entendre mais ce qui aurait pu émouvoir une dernière bis l'amoureux des fleurs, celui dont Herman Teirlinck célébra un jour la "souveraine modestie (eene vorstelijke nederige)", ce fut le défilé des enfants des écoles qui tous, con­naissaient ses mélodies, aux bras chargés de fleurs et qui allèrent en recou­vrir sa tombe. Ils y retournent chaque année fleurir le simple et émouvant monument funéraire entre deux peupliers, par une baie pratiquée dans le mur du cimetière, s'ouvre sur la campagne immense.

James Ensor, notre grand peintre, dont nous pleurons la perte récente, consacra un jour une de ses savoureuses proses lyriques á De Boeck. Je veux, pour finir en beauté cette simple causerie, vous faire entendre en primeur ces truculentes prosopopées, fertiles en allitérations et calembours de James Ensor, cet authentique disciple de Rabelais. Le morceau, que le vénérable artiste avait daigné recopier de sa belle main, est dédié á ma femme: "A Madame Gisèle de Merten, nièce en fleur, en pensée et soupirs d'Auguste De Boeck."

"Pour fleurdelyser Auguste De Boeck.
Ci les attributs et qualités du grand musicien croqué d'après nature par le peintre des masques.

Pieds branchus évoquant des verdeurs, doigts solides déterrant pommes de terre, barbe inculte et sanglière, poils peu rasés dressés en liberté, moustache vieux jeu profilée en beauté. Homme de crin et de cran, esprit malicieux, il gaze ses soupirs, plaque ses paumes, flanque des queues de spiroux aux becs de ses hautbois, pistonne ses grosse-caissiers, gave ses timbaliers flamands, garnit les timbales de saucisses breugheléennes, de soupirs de nonnes, babas, peaux de soles, queues de raies, et ses bombardons, cors, tubas, crachent croches, triples croches et anicroches d'accent toni­truant.

Faut le voir à l'œuvre ce troubadour du bon terreau. A Merchtem il fait la pluie et le bon vent, il est le roi du son, à coups de flageolets flagelle les pions, il inspecte le fourniment de l'élève aspirant. Professeur éducateur sans pareil, il sème des haricots, accouple des canards, tâte et ausculte les ventres musicaux. Complaisant il analyse les borborygmes, canalise les couics, vocalise les couacs. Tous les souffles lui sont bons.

Ses cordes sont de pendus, quand il les accorde ou désaccorde elles sautent, gloussent, roucoulent, grincent, gémissent, piaulent, miaulent. Alors nos minets-matous décampent sans tarder, pris de panique, ménagers de leurs tripes. Bonnes tripes, bons boyaux de nos matous toujours guignés, hélas! trois fois hélas!!! par ces messieurs les troisièmes violons.

Encore au village, les boyaudières apprécient votre musique. En raclant les boyaux ou manipulant les tripes, elles entonnent vos cantiques poétiques fort proprement ma foi.

Soyez heureux De Boeck, vous menez double vie. A Bruxelles travail aride et insipide. A Merchtem repos aux champs gras. Heureuse compensation et foin du souci et vive le camélia.

Ah! les délices de vos orgues et violes d'amour. Ah! les cordes cirées de vos archets beurrés. Oh! vos flûtes légères de sucre salivées.

De Boeck, charmeur narquois, vous célébrez Malines et ses pompes généreuses et ses élévations enrubannées. Musicien champêtre vous goû­tez les crèmes et les choux de nos peintres du cru.

Acceptez l'hommage de l'ami des masques rétifs.

Oui, j'adore la musique et de cœur et d'oreilles et je retrouve votre image la plus rose au fin fond de mes verres les plus verts. Cher et Auguste De Boeck, vous seriez beau peintre si vous n'étiez parfait musicien. Et chantons pour vous aimer en plein:
A pleins verres buvons la blonde bière du pays.
Vive De Boeck et son esprit mes chers amis."

***

NOTEN

[1] Nation belge du 10 octobre 1937.
[2] cité par M. Georges Vriamont, dans la revue Eclat, numéro de Noël 1948, page 61.
[3] D'après In memoriam Mees­ter August De Boeck par J. van der Hameyde, vivant opuscule auquel a été fait plusieurs emprunts.
[4] Notes de musique par Paul Gilson, p. 175.
[5] cité par Georges Vriamont dans Eclat, numéro de Noël 1948, p. 62.
[6] Eventail du 23 décembre 1923.
[7] au programme de l'Homma­ge national a Auguste De Boeck, célébré au Palais des Beaux Arts le 4 juin 1939.
[8] Notice sur Auguste De Boeck, p. 49.
[9] Midi du 23 décembre 1923
[10] Notice sur Auguste De Boeck, pp. 47-48.
[11] Notice sur Auguste De Boeck, p. 51.
[12] Hector L. dans Notre Pays, du 5 mars 1921.
[13] Hector L. dans Notre Pays, du 5 mars 1921.
[14] Libre Belgique du 16 no­vembre 1926.
[15] Notice sur Auguste De Boeck, p. 45.
[16] au programme de l'Homma­ge national a Auguste De Boeck, célébré au Palais des Beaux Arts le 4 juin 1939.
[17] numéro 2, Science académi­que ou comment on écrit l'histoire, p. 21.
[18] Notice sur Auguste De Boeck, p. 39.
[19] au programme de l'Homma­ge national a Auguste De Boeck, célébré au Palais des Beaux Arts le 4 juin 1939.
[20] De Illustratie, 13-X-1937, p. 13.

Mandefu [Jean de Merten]: Science académique ou comment on écrit l'histoire & Un grand musicien de chez nous: Auguste De Boeck, in: L'homme honnête en Afrique, Brussel, 1951, p. 162-182.