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Théâtre Royal de la Monnaie - Rhéna, drame lyrique en quatre actes et cinq tableaux, paroles de M. Michel Carré, musique de M. Jean Van den Eeden (21 février 1912).

Le public bruxellois est volontiers rebelle aux œuvres des compositeurs belges. II n'y a guère que les opéras de M. Jan Blockx qui, á la Monnaie, aient connu de longs succès. Si intéressantes que soient les œuvres que nos auteurs arrivent à faire jouer, de loin en loin, sur la scène de la Monnaie, elles sont rarement accueillies avec l'empressement que l'on met á applaudir les œuvres étrangères. Aussi faut-il considérer comme un événement extraordinaire la fortune tout á fait heureuse qui vient de saluer l'apparition de Rhéna, un drame lyrique écrit par M. Van den Eeden, directeur du Conservatoire de Mons, sur un livret de M. Michel Carré.

M. Van den Eeden ne s'était fait connaître jusqu'à présent que par quelques œuvres chorales et symphoniques et, il y a quatorze ans, par un opéra à grand fracas, Numance, dont le poème était aussi de M. Michel Carré, et qui fut joué au Théâtre-Royal d'Anvers; le Ménestrel en rendit compte alors. Rien de tout cela ne faisait prévoir l’œuvre par quoi M. Van den Eeden vient de se révéler, avec des qualités d'inspiration et de métier théâtral qui le classent, du coup, au premier rang. Le succès de Rhéna n'est dû à aucun effort de camaraderie, il était imprévu, et la surprise a été grande. Rarement enthousiasme fut aussi spontané et aussi justifié.

Le poème de M. Michel Carré s'apparente étroitement aux drames de l'école vériste italienne. Seulement, à côté de son extériorité violente et rapide, se pose un drame «intérieur» ; et ainsi cet opéra naturaliste arrive á faire un véritable drame lyrique. Qu'on en juge par ce résumé:

Le moulin de Tasso Tassilo est situé proche le village de Marca, près de Naples. Il prospère, le vieux meunier ; aujourd'hui encore il est allé porter, on ne sait où, un gros sac d'écus. Sa jeune femme Rhéna s'ennuie. Vivre avec ce vieil avare, maussade, brutal et soupçonneux, l'excède. El puis, pour tout dire, elle aime le beau Falco et ne s'en cache guère. Don Gesnaldo est un ami d'enfance de Rhéna, pour qui il a conservé une affection profonde. Ce prêtre fait observer à la jeune femme qu'elle n'est pas toujours prudente ; il s'efforce de la ramener à son devoir d'épouse. Rhéna promet, subjuguée par les paroles tendres et graves du religieux, de demeurer fidèle à son mari. Mais sitôt qu'elle revoit Falco, adieu promesses et serments ! L'amour la ressaisit tout entière : don Gesnaldo a beau faire et dire, les deux amants n'écoutent plus que la voix de leur irrésistible passion, qui s'exalte en propos délirants. Et si le vieux meunier tente de se venger, s'il touche à un seul cheveu de Rhéna, qu'il prenne garde á Falco!...

Sur le parvis de l'église où les paysans de Marca sont rassemblés, don Gesnaldo implore, pour la moisson de ses ouailles, la bénédiction de Dieu. Une rumeur sinistre s'élève : on vient de découvrir le cadavre du meunier Tasso, assassiné la nuit dernière sur la route. Qui est le meurtrier ? Les soupçons, naturellement, se portent tout de suite sur Rhéna, que cette mort libère. Don Gesnaldo, lui-même un moment troublé, la soupçonne ; mais la jeune femme jure qu'elle est innocente et il la croit sans peine. Alors le meurtrier serait Falco? Car hier encore il menaçait Tasso de sa vindicte... Mais Falco se récrie avec indignation ; s'il est vif et emporté, jamais pourtant il ne se souillerait d'un crime... Sur ces entrefaites, le syndic (qui est en Italie, le bourgmestre) et les carabiniers sont survenus. La foule accuse Rhéna, qui sera emprisonnée en attendant qu'elle puisse se justifier.

Depuis ces tragiques événements, don Gesnaldo est en proie aux plus désolantes pensées. Pourquoi souffre-t-il tant des tourments de cette femme ? Il lit mal en lui-même. N'est-ce point comme un attachement terrestre qui le lie à la cause de Rhéna ? Fût-ce au prix de son âme, il vengera le crime et sauvera la jeune femme. Un homme s'est approché furtivement du presbytère : Raffagiolo. C'est lui qui a tué le meunier pour voler son or. Bourrelé de remords, il confesse son crime et, en vrai Napolitain, demande l'absolution. Don Gesnaldo l'enjoint, puis le supplie de se dénoncer, de délivrer l'innocente accusée. Raffagiolo refuse. Il a toujours détesté Rhéna, qui méprisait les pauvres gens, elle, l'amoureuse sans scrupules ! L'enfer ? le bandit s'en moque ; il est loin, tandis que les galères sont proches... Il veut vivre, il est riche, il ne parlera pas. Et le prêtre se taira, lié par le serment confessionnel. La bénédiction ? Non ! Tant pis. Et Raffagiolo s'éloigne, laissant don Gesnaldo écroulé d’angoisse et d'horreur. Don Gesnaldo, cependant, est allé trouver Rhéna dans la prison où elle languit, en attendant les assises. Le prêtre, qu'une secrète décision anime, prodigue de chrétiennes consolations á la jeune femme ; de plus, il annonce qu'elle sera bientôt libre, car il connaît l'assassin et le dénoncera, à condition, néanmoins, que Falco épouse son amie. Rhéna se remémore avec émotion l'affection que don Gesnaldo n'a cessé de lui prodiguer depuis sa plus tendre enfance et dont il vient de lui donner une nouvelle preuve.

Sur la place, devant la prison, le peuple vocifère des cris de mort à l'adresse de Rhéna. Raffagiolo hurle plus fort que les autres. Don Gesnaldo, qui survient, le prend par le bras : pourquoi est-il là, le misérable ? Ne craint-il pas d'être dénoncé ? Malgré lui, don Gesnaldo pourrait l'accuser... Raffagiolo ne redoute rien : il clouerait, avec son couteau, les mots sur la bouche du prêtre !

Les portes de la prison s'ouvrent et Rhéna paraît, entourée de policiers. Huées menaçantes de la foule. Don Gesnaldo s'avance : que l’on s'arrête, l'on va frapper une innocente. L'assassin c'est lui, Gesnaldo. Mouvement de stupéfaction, puis de fureur. On veut lyncher le prêtre, que des carabiniers protègent à grand'peine. « Il est damné ! »dit Rhéna, horrifiée. Falco, lui, s'écrie : « Je le savais ! Il aimait Rhéna ! » Don Gesnaldo, résigné dans son sublime dévouement, murmure : «Fiat volontas tua, laus soli, Domine.»

Comme on voit, il y a, dans ce livret, outre l'intérêt qu'il présente au point de vue lyrique, tout ce qu'il faut pour plaire au public : du mouvement, de l'éclat, des péripéties mélodramatiques, un crime, une innocente, un traître et un héros qui se dévoue et meurt par amour. Qu'importent quelques invraisemblances, voire quelques naïvetés ? Elles ne diminuent pas les mérites scéniques de cette affabulation, pleine de situations musicales.

Quant à la musique, elle a les qualités du livret : elle est claire, ensoleillée, éclatante ; elle est mélodique comme on l'entendait autrefois, c'est-à-dire qu’elle « chante » tout le temps ; et avec cela, elle n'a rien des anciennes formules qui partageaient les partitions d'opéra en morceaux de virtuosité, en airs, en duos, en trios, etc. ; elle établit, entre le « chant » proprement dit et le récit un compromis des plus heureux ; la déclamation n'a aucune sécheresse ; elle exprime l'action et les sentiments avec autant de caresses que de précision ; et, pareillement, l'instrumentation, qui ne recule pas à l'occasion devant d'aimables dissonances, est de nature à plaire tout ensemble aux partisans de la vieille école et à ceux de la nouvelle ; elle est limpide sans pauvreté ; elle est intéressante sans tarabiscotage.

La musique de M. Van den Eeden est vraiment, dans son éclectisme, une musique « sincère » Ce mot, dont on abuse souvent, fut rarement, je pense, aussi mérité. Elle dit exactement ce qu'elle doit dire, dans un langage où la science et l'inspiration ont une part égale, sans rien d'excessif, et qui, s'il n'est pas absolument original, quoique n'évoquant aucune idée d'imitation quelconque, est tour à tour énergique, élégant, distingué, et ne pèche jamais par la banalité. Je ne reprocherai pas aux auteurs de ne pas avoir placé leur drame dans un autre milieu, de ne pas l'avoir entouré d'une atmosphère plus pittoresque, plus colorée, qui en eût fait peut-être une œuvre plus « sentie », plus d'accord avec le tempérament originel du musicien ; il ne faut pas demander à des auteurs autre chose que ce qu'ils ont voulu faire. Du moins, M. Van den Eeden, en traduisant un drame italien, plutôt que flamand ou wallon, ainsi que nous l'aurions souhaité, l'a traduit dans le langage qu'il fallait, franc, ardent et ensoleillé, comme le pays où l'action se déroule. Les deux premiers actes où s'agitent les passions populaires, les foules méchantes et dévotes des contrées méridionales, sont brossés largement. Puis, aux deux derniers actes, le conflit sentimental se fixe et se développée ; l'amour, l'intérêt, la conscience sont aux prises ; il y a là surtout une scène, entre le moine et l'assassin, qui est vraiment très émouvante et très belle. Alors, soudain, l'inspiration du compositeur s'élève, grandit, atteint à l'éloquence : tout le rôle de don Gesnaldo est remarquable par l'ampleur, la justesse d'accent et la noblesse ; la phrase s'élargit, monte, dessine des courbes onctueuses comme les arceaux d'une cathédrale. Ce rôle est, de tous, le meilleur de la partition ; M. Bouilliez l'a interprété admirablement. Celui de l'assassin, chanté par M. Billot de très pittoresque façon, est excellent aussi. Les autres, moins à découvert, semblent moins bien écrits. Très haut perchés, celui de Falco, le ténor, et celui de Rhéna se laissent trop souvent écraser par l'orchestre : il y faudrait les galoubets et l'interprétation vibrante de purs chanteurs italiens. Mlle Béral et M. Audouin y dépensent leurs forces et leur conviction avec vaillance. Enfin, les chœurs sont d'une sonorité et d'une habileté d'écriture tout italiennes. Et l'ensemble de l’œuvre est d'une homogénéité et d'une « tenue » parfaite.

La direction de la Monnaie a entouré Rhéna du meilleur de ses soins ; une mise en scène rutilante et grouillante met en pleine valeur ses effets décoratifs ; et l'orchestre, dirigé par M. de Thoran, n'a rien laissé à désirer, si ce n'est peut-être un peu de nuances et de légèreté.

Solvay, Lucien: Théâtre Royal de la Monnaie - Rhéna, in: Le Ménestrel, jrg. 78, nr. 8, 24 février 1912, p. 60-61.