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[Naar aanleiding van het Edgar Tinel-jaar, publiceren we deze tekst over zijn magnum opus Franciscus, van de hand van zijn zoon Paul Tinel:]

En janvier prochain, l'oratorio d'Edgar Tinel sera exécuté sept fois au Palais des Beaux Arts, sous les auspices de la Société philharmonique et des Jeunesses musicales. Des lecteurs de ce journal m'ont demandé de consacrer, en vue de ces exécutions, une chronique à cet ouvrage. Je m'acquitterai de cette tâche avec l'objectivité désirable, le régard fixé sur des événements qui appartiennent à l'histoire, soucieux ; au surplus, de projecter quelques lueurs sur une œuvre soumise à des lois de composition complexe. Cette œuvre fut commencée il y a plus de soixante-trois ans. C'est, en effet, le 9 février 1886 que fut écrit, avant tout le reste, le Chant de la Pauvreté. Ce chant n'est pas celui qui figure dans la partition ; l'auteur le détruisit le lendemain. "C'était moi, disait-il, et j’ai écrit celui qui est seulement Saint-François".

Imprégnée d'ascétisme, la page évoque la marche au Calvaire, le Christ abîmé sous le fardeau de la Croix, le jour de l'immense douleur. Au terme de son compte rendu publié dans un quotidien français, de l'entrée solennelle du nouvel archevêque de Paris dans sa cathédrale. M. André Fontaine écrit: "Contre le vitrail du transept, les cornettes en contre-jour de deux sœurs de Saint-Vincent de Paul rappellent par leur intemporelle image, que la grandeur n’est qu’un des visages de l’Église, qui lui préfère la pauvreté. Deposuit potentes de sede, chantaient tout à l’heure quatre mille de voix dans Notre-Dame. L’extrême dénuement est l’une des formes de la puissance".

Ce texte s'applique à merveille au cadre où se situe le Chant de la Pauvreté et à la vie religieuse du Saint qui remplit la deuxième partie de l'oratorio.

Les lettres de Tinel à Constance Teichmann reflètent l'état d’exaltation où le plongeait le développement progressif de son œuvre. Il y travaillait avec l’âpre zèle d'un ascète et l'élévation d’esprit d'un saint. "Je sais parfois travailler jeûner et prier jusqu’à la mort… Je chante la pauvreté avec la même passion que nos modernes chantent l’amour physique. La même passion ? Quel blasphème ! Je dis la même intensité de sentiment et ce sentiment est aussi différent du leur que nos objectifs différent…"

Le 26 octobre, il annonce l'achèvement de l’esquisse, qui a eu lieu trois jours auparavant. "Vous ne sauriez croire avec quelle émotion j’ai pris congé de mon travail… Ça n'a pas été un soulagement, mais un déchirement… Et quand j'ai fait mourir mon bon, cher et grand saint François, l'émotion me prenait à la gorge. Il y a des larmes à cet endroit de ma partition, des larmes autant qu'il y en avait en moi tandis que j'écrivais l'agonie de mon cher grand saint… Pour moi, je ne peux pas chanter toute cette scène sans suffoquer…"

Le signature de ces lignes nous donne à comprendre que celui qui s’est voué corps et âme à son œuvre, qui lui a consacré le don total de sa personne, s'est renoncé, et que le renoncement ; c'est la mort en soi. Une telle disposition livre l'âme nue au vent du large mystique. C'est celle de la vie intérieure, sans laquelle rien n'est vraiment organisé.

On sait que, achevé le 13 mai 1887, Franciscus, depuis sa création à Malines, le 22 août 1888, a soulevé un enthousiasme sans précédent, dans l'ancien et le nouveau monde. Il serait difficile de dresser la nomenclature des exécutions qui en furent données. C'est par centaines qu'elles se comptent et le fait n'était pas rare de deux auditions simultanées en deux localités. Des manifestations tumultueuses où s'exprimait l'enthousiasme délirant des auditeurs, marquaient l'accueil que réservaient à l'ouvrage les mélomanes allemands, américains et même belges. Les journaux et les périodiques de l'époque nous ont transmis l'écho de ces clameurs triomphales. Certaines exécutions curent l'importance d'un événement. A Francfort, en novembre 1890, le public, les chœurs, les solistes et l'orchestre déliraient. Couronnes, discours, banquets, assaut des amateurs d'autographes et des… diseuses de bonne aventure, séances de pose chez les photographes, caricatures, portraits graphologiques, sérénades, ovations, demandes en mariage (!), applaudissements frénétiques, cris, larmes, fanfares d'honneur, los de poètes mélophiles traduisaient les transports d'un enthousiasme débordant. Le succès de l'œuvre fit à travers le monde. Il n'était pas rare qu'à l'audition d'épisodes lyriques, comme le chœur final de la première partie, le Cantique du Soleil, le monumental ensemble qui termine l'œuvre, l'auditoire se levât, saisi d'ivresse, ainsi qu'il arriva pour l'Alleluia du Messe et la Chevauchée des Walkyries.

Les interprètes, les associations symphoniques et chorales les plus réputées ont donné cet oratorio, dont le rayonnement est un fait remarquable dans les annales de la musique de concert. Franciscus figurait au Festival rhénan en 1894, la Melba chante le rôle de la Voix du Ciel au Théâtre de la Monnai en 1889, le ténor wagnérien Heinrich Vogl, interprète illustre de Tristan, stylé par Wagner lui-même, chanta le rôle de François, à Berlin, en 1893. On l'avait fait venir de Bayreuth et son administration pour l'œuvre s'est traduite par ces propos: "J'ignorais que, depuis Wagner, on eût écrit une partition comme ce Franciscus. Décidément, la race des forts n'est pas éteinte."

Si l'on cherchait à comprendre les raisons de l'enthousiasme qu'à suscité Franciscus, on les découvrirait dans le souffle vivifiant de la charité au moyen duquel Tinel a ressuscité l'oratorio chrétien, retombé peu à peu à l'état de formule glacée, et dans l'expression d'un art catholique et apologétique largement humain, intensément vivant et évocateur. Cet art ne récuse pas le décor, moins encore l'atmosphère où il baigne et le pittoresque descriptif. Celui est déjà sensible dans le début de l'œuvre, dans le pénétrant tableau qui décrit le charme de la nuit toscane, où, dans le murmure suave des flûtes, des hautbois, des clarinettes et des violons, s'insinue un thème mélodieux et ample qui paraît être une singularité dans la description en sons musicaux du décor vespéral de l'Ombrie. Ce thème, qui semble descendre du ciel, est celui de François, le gentilhomme d'Assise, qu’une brillante assemblée groupée dans la salle d'honneur d'un manoir féodal s'apprête à fêter. Toutes les voix de la nuit, impalpables, murmurantes chuchotent en un ineffable concert. Voici l'ivresse aérienne d'une nuit baignée de lune, "la douce nuit qui marche" [1], qui s'anime, qui se meut dans l'immatériel.

On en respire le souffle comme dans ces tableaux de Rembrandt, où l’on croit sentir jusqu’à l’air nocturne. N’est-ce point là une région où on vit poétiquement, je veux dire où l’on éprouve intensément cette communion avec le paysage, avec les choses, avec l’invisible ? L’on y écoute la mélodie intérieure d’un style où les sons, les accords de tout le monde semblaient n’avoir été entendus encore nulle part. C’est que la "symphonie" dans l’oratorio qui nous occupe est le creuser où s’élabore la vie sous-jacente. Dans l’oratorio pré-classique, classique, dans celui même des temps romantiques, la symphonie ne tenait pas un rôle de cette importance. On ne la voit pas, surtout, assumer une fonction essentiellement agissante, qui la dispose avec une égale éloquence à soutenir les voix à créer l’ambiance, à former une synthèse expressive, à prolonger la pensée contenue dans un épisode lyrique, à la transposer sur le plan de l’âme. Cette ampleur d’orchestre, dans Franciscus, est un fait nouveau. Ce qui est également nouveau, c’est que l’œuvre est d’une seule coulée ; c’est un organisme vivant où circule, comme dans un arbre, ses branches et son feuillage, la sève. Les diverses parties en sont reliées par un courant générateur de l’unité. Beethoven et Wagner ont passé par là ; ils sont à l’origine de cette conquête moderne. Car, dans l’oratorio antérieur, aucun lien dramatique, au sens actuel du mot, ni même logique, ne subsiste entre les scènes qui le composent comme une mosaïque. Les temps n’étaient pas venus. La forme en est fragmentaire, compartimentée. Elle procède par cloisons étanches. Le Christus de Liszt n’a certes pas la belle homogénéité de sa Sainte-Élisabeth, mais les deux ouvrages sont également divisés en une suite d’épisodes séparés. "Mais, observe Saint-Saëns, tandis que les tableaux divers de Sainte-Élisabeth résolvent le difficile problème de la variété dans l’unité, les fragments de Christus ont parfois des couleurs bien disparates ; il y en a, si l’on peut dire, pour tous les goûts."

En fait, en écrivant Franciscus, l’auteur a réformé l’oratorio. Les nouveautés y relèvent autant du style que de la forme. Les récitatifs n’y sont plus confiés à un récitant, mais au chœur, le plus généralement à l’unisson. Le pouvoir expressif de l’unisson dépasse, d’ailleurs, de beaucoup, celui d’un chœur plurivocal dans l’expression des sentiments de la multitude. Le procédé s’avère avec une particulière puissance dans le tableau symphonique et vocal qui ouvre la deuxième partie, où le Cantus firmus des ténors, dominant la houle de l’orchestre, décrit les luttes de l’Église contre le mal que l’orgueil a déchaîné.

Le fugato des cordes amorce un édifice polyphonique où s’exprime un double état passionnel : les souffrances de l’Église, ses efforts pour contenir le flot des calamités déchaînées par la guerre et la prière de la collectivité des fidèles. Mais en tout cela, pas un fugue. On n’en trouve aucune trace en ces trois heures d’oratorio. Et ceci est une constatation piquante à propos d’un genre où la fugue était à l’honneur. A l’endroit du choral, Tinel en a fait un usage modéré. La vieille forme où s’exprimait la ferveur luthérienne trouve ici un climat expressif nouveau. Dans le choral succédant au quatuor des génies d la Guerre, de la Paix, de la Haine et de l’Amour, le compositeur excite au vif notre compassion quand il fait apparaître son héros "les membres tout meurtris", tableau vibrant, dont le réalisme lyrique communique je ne sais quelle acuité lancinante.

L’autre choral, conçu a cappella, comme le précédent, est d’une écriture plus souple que celle des types traditionnels et ajoute, dans l’Angélus, sa note de tendre piété à l’atmosphère pénitente des cloîtres que vient détendre la paix du soir à l’instant où "les feuilles préludent par un murmure au concert prochain des étoiles". [2]

L’un des caractères de l’oratorio qui nous occupe est sa diversité lyrique grâce à quoi l’on n’a jamais l’impression que la musique replie ses ailes. Les clartés élyséennes du chant des anges, tout ruisselant des gouttes d’or des harpes, s’opposent, dans la scène de l’Église, aux lamentations de la liturgie, et, plus loin, dans le Convoi funèbre, aux timbres sombres et étouffés de l’orchestre, qui s’enveloppe d’une atmosphère de ténèbres propre à créer la pus saisissante impression de mystère que puisse suggérer le triomphe de la mort. Il y a là des gémissements qui s’élèvent du fond de l’ombre éternelle.

Ailleurs, la musique se débat douloureusement contre un chaos où le ciel et l’enfer, la haine et l’amour se mêlent dans une confusion effroyable. Les aspects de la nature, la rosée matinale, la lourde chaleur du midi, l’or du crépuscule révèlent une extrême délicatesse de touche, et toute l’œuvre est soulevée, purifiée par un souffle d’idéalisme qui lui permet – nous a assuré un grand compositeur – de flotter sur les âges, "vaisseau favorisé par un grand aquilon", comme dit Baudelaire.

A cet art élevé, à ces pointes dans le mystère, la mystique était essentielle. Le Créateur y brûle l’âme de sa présence. Tous les enthousiasmes d’ici-bas ne nous ramènent-ils pas au pied des autels ? Il avait raison, l’écrivain de la France en alarme quand il prononçait ces paroles : "Un sens aigu de la réalité se relève du frisson lyrique et se parachève par la mystique. Car celui qui regarde longuement et attentivement la nature finit par y découvrir Dieu."

(1) Baudelaire
(2) André Suarés

Tinel, P.: [Over Franciscus] (Le Soir, dimanche 11-12-’49), in: Musica Sacra, jrg. 51, nr. 2, juli 1950, p. 31-34.