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« Eh quoi! me direz-vous, vous allez nous faire l'introuvable, l'insaisissable Grisar? C'est de la présomption, jeune homme. Comment braquerez-vous votre objectif sur un original fieffé, tellement bizarre et mystérieux qu'on ne sait jamais ce qu'il dit, ce qu'il pense, ce qu'il fait? A moins que de vous lancer dans la haute fantaisie, en nous traçant l'homme d'après sa musique, c'est-à-dire facile, vif, naturel, populaire, mais coquet, élégant, aristocrate, un marivaudeur qui a ses heures de tendresse sans tomber dans la préciosité; un paysan du petit Trianon; un chevalier musqué, s'échappant du boudoir de la marquise pour courtiser Justine ou Marinette! »

Mille pardons, monsieur mon lecteur. Depuis son traité avec Asmodée, notre photographie garantit la ressemblance et laisse à d'autres les airs de famille. Or, n'en déplaise à votre perspicacité, l'auteur de Gilles le Ravisseur n'a ni jabots à dentelles, ni épée au côté. C'est un bon bourgeois à l'air tranquille et bénin; une nature essentiellement flamande. La figure est franche, les traits fins, la bouche un peu pincée, les yeux doux et bons, front très dégagé, cheveux et favoris gris, juste ce qu'il faut de ventre pour être respectable, la redingote assez haut boutonnée, gilet de couleur, cravate de soie noire à deux rangs, comme sous la Restauration, chapeau de feutre gris datant de 1840, en un mot, l'aspect d'un honnête négociant en gros, plus préoccupé de la hausse des huiles que de l'harmonie des Grecs.

Mystificateur de première force, adorant des plaisanteries, pour lesquelles il garde un sang-froid imperturbable, Grisar ne dit jamais son avis et laisse son interlocuteur faire tous les frais. S'il parle peu, malgré sa finesse et son esprit, c'est par pure prudence, car il n'a pas l'élocution facile et pourrait avec peine défendre à la Chambre les intérêts de son pays. Grisar aime un peu la chasse, beaucoup le sexe, passionnément la bière et par-dessus tout sa liberté. Il personnifie le célibat, par cela même qu'il ne souffre aucune contrainte et obéit toujours aux fantaisies de son cerveau capricieux. De là provient son horreur du monde, des soirées, dîners, intrigues et coteries. On ne le voit jamais au théâtre (surtout les jours de ses pièces). Craignant la chaleur du gaz et prétendant « que le public est fou de s'enfermer des heures entières pour entendre un tas de gens raconter leurs petites histoires », sa grande joie est de faire l'école buissonnière. Vous le rencontrerez faubourg du Temple, mangeant gravement des pommes de terre frites; barrière d'Enfer, où il sera allé, monté derrière une voiture de place; à Fontenay-aux-Roses, au bois de Vincennes, partout enfin où il y aura de l'air, des arbres et des bocks aux environs.

Toujours seul dans ses promenades, il y rumine quelque bon tour ou quelque page sérieuse comme le trio des Amours du Diable et le chœur du drapeau du Carillonneur. Cela fera de la provision pour l'hiver, quand la pluie le forcera à rester dans son appartement du boulevard Montmartre. Alors, se claquemurant, Grisar défendra sa porte et enverra à tous les diables l'imprudent qui le dérangerait de son travail; ce, avec une brusquerie des plus caractérisées. N'allez pas vous en fâcher; au fond, il n'en pense pas un traître mot.

Chez lui, ni chiens, ni enfants, ni livres, ni tableaux. Pour remettre de l'ordre et entretenir une propreté hollandaise, une vieille femme de ménage, habituée de longue date aux singularités de son maître. Sur le bureau de Grisar, de la bière et de la tisane en permanence; la tisane est pour les rares amis. S'il vous en offre, gardez-vous de la refuser, il enverrait chercher certain remède poétisé par Molière. Reléguant au grenier un méchant clavecin dont il se servait depuis le siège d'Anvers, il a acquis récemment un piano droit qu'il a cherché le plus sourd possible, afin de ne pas s'entendre; quand une corde se casse, il s'en réjouit bien vite, en disant: « Une de moins pour m'écorcher les oreilles. » Grisar jette ses idées sur le premier papier venu, les enferme dans un grand carton et attend que telle ou telle situation permette de les utiliser. Il a ainsi un tas de motifs privés, de mélodies secrètes qu'il élève au biberon avant de les adapter aux paroles avec son tact exquis. Travaillant lentement, polissant et repolissant sans cesse (au désespoir de ses collaborateurs), il ne livre sa partition d'orchestre que page par page, lorsqu'il l'a ciselée à loisir. Ces manuscrits sont tantôt sans une seule rature, tantôt surchargés de colettes et renvois; d'ailleurs de vraies pattes de mouche.

Au rebours de bien des compositeurs, il ne fera pas une démarche pour faire représenter ses pièces; en revanche, dès qu'un directeur se sera engagé vis-à-vis de lui, il ne lui laissera ni repos ni trêve, et aura recours à tous les déguisements pour le forcer à tenir la parole donnée. A ses répétitions, il y a des dépôts de canettes dans toutes les coulisses, et le premier ténor interrompt une cavatine pour trinquer avec le maëstro. Les jours de première, Grisar se tient dans le café le plus proche du théâtre; le nombre de bocks qu'il y consomme effrayerait jusqu'au royal Gambrinus.

En temps ordinaire, il arrive le soir, vers onze heures et demie, au café Mazarin, se met dans le coin le plus obscur; on lui donne les journaux, un petit verre, une bougie allumée (que le gaz soit éteint ou non), et au bout d'une demi-heure il rentre se coucher sans avoir dit un mot. Sa seule petite passion est le noble jeu de piquet. Quand il a eu quinte et quatorze, il devient expansif, rit beaucoup, commet des calembours atroces, se mouche bruyamment dans son foulard rouge, aspire une forte prise et s'écrie en hochant la tête: « Hé! hé ! pas mal pour un Belge d'origine française. » Cette phrase-là est pour lui le comble de la bonne humeur.

Vous l'apercevrez l'été, sortant dès l'aube, avec des bottes fourrées, un cache- nez, deux paletots, une canne, un parapluie, une gourde et un sac en bandoulière, un paquet sous le bras et un fusil à la main; vous croyez peut-être qu'il s'agit d'un voyage au long cours? Allons donc! notre héros va tout bonnement passer cinq ou six heures à Chatou ou à Bougival. Depuis quelque temps, il porte continuellement une carnassière gigantesque, contenant tout ce qui est utile à la vie .... tout, excepté plume, papier ou encre, qui trahiraient le compositeur. Somme toute, c'est à la fois un enfant au cœur d'or et un philosophe ayant soif d'indépendance; un joyeux compère qui rit en dedans et se fait des farces à lui-même.

Voilà quatre mois que Grisar se promène à Asnières, sous le prétexte d'écrire de la musique religieuse.

Pourquoi Asnières? Comment la patrie du canotage peut-elle inspirer un Te Deum ou un Dies Irae? Entre nous, il doit y avoir là-dedans quelque petite bière particulière accompagnant délicieusement l'omelette au lard, et l'auteur des Porcherons ne nous reviendra qu'avec un nouveau bijou dans la tête ... quand les feuilles seront mortes et les tonneaux à sec. »

Albert Vizenti.

Vizenti, A.: Portraits-cartes: Albert Grisar [extrait de l'Art musical], in: Le guide musical, jrg. 12, nr. 33-34, 16 en 23 augustus 1866, p. [2-3].