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Sainte Godelive.

Drame musical, poème de Hilda Ram, musique de Edgar Tinel, exécuté pour la première fois à Bruxelles, le 22 juillet [1897], sous la direction de l’auteur. [La partition, réduction piano et chant par l’auteur, a paru chez Breitkopf et Haertel.]

Une œuvre de M. Edgar Tinel ne pouvait laisser indifférent le monde musical. Après l’éclatant succès de son oratorio Franciscus, arrivé en moins de dix ans à plus de cent exécutions, en Belgique, en Allemagne, en Autriche, en Angleterre, en Amérique même, l’attention s’était naturellement portée sur le jeune auteur, dont on espérait beaucoup, et sa Sainte Godelive était attendue avec autant de curiosité que de sympathie.

La première exécution, qui vient d’en être donnée, - dans des conditions plutôt fâcheuses d’acoustique - ne semble pas, nous avons regret à le dire, avoir répondu entièrement à ces espérances. Certes, l’œuvre est honorable, elle marque un grand effort de travail, elle a des pages de bel éclat et d’un effet réel, mais elle semble terne, incertaine, sans style propre et personnel, et ce qui est plus inquiétant à mon sens, elle relève d’une conception esthétique surannée. Personne n’a le droit d’imposer une formule à l’artiste ; il doit être libre dans sa création ; il serait aussi absurde de vouloir le contraindre à se conformer au procédé wagnérien, sous prétexte que ce procédé domine aujourd’hui toute la musique, que de lui faire un grief de s’appuyer plutôt sur les formes consacrées des maîtres dits classiques.

Mais ce qu’il n’est pas permis à l’artiste de faire, sous peine de se condamner volontairement à l’oubli, c’est de s’abstraire de son temps, de vouloir ignorer les tendances générales de son époque, de se tenir en dehors des courants ou de même y vouloir résister. Nul, si puissamment doué fût-il, n’a jamais pu arrêter la marche de l’art, l’incessante transformation des modes d’expression, que l’on voie dans celle-ci un progrès ou une décadence. En art, ne pas avancer, c’est pis que le piétinement sur place, c’est le recul. Et Sainte Godelive n’est pas en avance sur Franciscus.

On retrouve dans l’œuvre nouvelle les très belles qualités de facture qui avaient valu son légitime succès à la partition antérieure. M. Tinel écrit parfaitement pour les chœurs ; il sait conduire habilement les voix, les opposer, les amalgamer, les réunir en de puissants ensembles ; il a le sens de la polyphonie vocale ; il a aussi le sens des proportions et de l’effet. Son invention mélodique a du souffle et une sorte de grâce lyrique, qui charme et séduit à la façon de Schumann et de Mendelssohn. Malheureusement elle manque un peu de caractère et d’énergie ; elle est trop facile, elle n’est pas toujours pénétrante, ni suffisamment expressive dans le bon sens du mot.

Quant à son orchestre, il est en général d’une bonne tenue, d’une belle sonorité moyenne, distinguée et chaude avec, cependant, en cette partition particulièrement, une tendance fâcheuse à confier obstinément aux violons des dessins incolores en triolets, à n’employer les bois qu’en doublures, à éviter les oppositions si caractéristiques des différentes familles d’engins sonores, à n’employer que le quatuor en dehors de la masse orchestrale, d’où résulte nécessairement une grande monotonie, une absence de couleur d’autant plus sensible que l’école moderne, sous ce rapport, est arrivée à un degré inouï de raffinement. Avec toutes ces qualités, et malgré ces faiblesses d’un talent après tout peu connu, M. Tinel aurait pu nous donner une œuvre d’un très haut intérêt, vivante, animée, d’un bon style.

Je ne sais quel mauvais esprit lui a soufflé l’idée de faire œuvre de réaction pure et d’en revenir, dans une partition éditée en 1897 et qui s’intitule drame musical, aux lamentables formules d’un passé récent : à la romance en trois strophes identiques, aux petits chœurs de jeunes filles en tierces et en sixtes, aux chansons avec couplets et refrains, aux ballades à la manière de Niels Gade et… de Berlioz. On est tout étonné de rencontrer dans ce drame où plus d’une page décèle une belle maîtrise, des hors-d’œuvre qui choquent et qui sont d’un goût qu’il m’est impossible de qualifier autrement que de détestable. L’ensemble de l’œuvre s’en trouve gravement compromis, et, par ces disparates nous laisse l’impression d’une chose composite, de style inégal et peu soutenu. Peut-être me trompe-je, je le souhaite. Godelive ayant été conçue pour le théâtre, l’auteur, évidemment, s’est cru autorisé à départir en beaucoup d’endroits du style noble de l’oratorio ; et il se pourrait que ce qui ne m’a pas séduit à l’audition en forme de concert, me choque beaucoup moins dans le cadre scénique. C’est un devoir de la critique de tenir compte de cet élément et de le signaler.

Au fond, je doute fort cependant que le changement de cadre puisse à ce point modifier l’aspect et la valeur intrinsèque d’un tableau musical. En dépit des pages d’éclat, tels que la scène nuptiale du premier acte, les divers chœurs a capella des pauvres dans les modes ecclésiastiques, la figure de Godelive, réussie d’un bout à l’autre et d’une belle ligne simple et pure, en dépit de beaux chorals, parfaitement écrits et de belle ampleur, en dépit même du grand ensemble final, - la glorification de la sainte, - vaste fresque orchestrale et chorale largement conçue et exécutée, - que de pages convenues, que de phrases déjà entendues, que de rythmes mous, sans accent, sans physionomie, sans caractère ! L’oreille cherche vainement à se souvenir d’un détail harmonique nouveau ou imprévu, d’une recherche originale d’expression, d’un effet d’orchestre saisissant, d’un motif typique vraiment typique et qui dessine le personnage. Et quelle monotonie dans ces cadences toutes pareilles, d’un traditionalisme presque pédant, tant il est obsédant ! Tout ce qui, dans la musique instrumentale ou vocale s’est fait depuis vingt-cinq ans, M. Tinel l’ignore, le veut ignorer, il le condamne et, de parti pris, renonce à s’en servir, sans nous apporter autre chose, en manière de compensation, que les sensations les plus rebattues et les plus usées.

Sainte Godelive est une œuvre de réaction, d’un conservatisme artistique d’autant plus funeste qu’il est voulu et raisonné. Dans cette voie, je regrette de ne pouvoir suivre et encourager M. Tinel, si vives soient mes sympathies, déjà anciennes, pour sa personne et mon admiration sincère pour son très grand talent et sa science de musicien. L’exécution de l’œuvre a été très soignée : M. Joseph Dupont, pour l’orchestre, et M. Léon Soubre pour les chœurs l’avaient préparée de longue main. Les solistes étaient tous des artistes de choix : Mme Raunay, une Godelive d’un beau sentiment ; Séguin, un Bertholf farouche à souhait ; Mlle Friche et Mme Feltesse-Ocsombre, MM. Disy et Vandergoten, tous excellents dans leurs rôles accessoires. Le public les a vivement applaudis et il a fait à l’auteur une très chaude ovation, à laquelle nous nous sommes associé de grand cœur. Il y verra un éclatant témoignage des sympathies qui l’entourent et des espérances que l’on fonde sur lui.

Maurice Kufferath.

Kufferath, Maurice: Sainte Godelive, in: Le Guide musical, jrg. 43, nr. 31-32, 1 en 8 augustus 1897, p. 494-495.