Samuel aan Berlioz
[Hieronder een brief van Samuel, gericht aan de door hem zeer bewonderde Berlioz. De brief werd geschreven in Brussel op 20 december 1855. In de bespreking die Joël-Marie Fauquet maakte van het boek waaruit deze tekst gehaald werd, wordt de brief van Samuel speciaal vermeld als « le commentaire le plus enthousiaste qui ait été jamais écrit sur La Damnation de Faust ».]
Cher et vénéré maïtre,
Vous devez me pardonner le désordre de cette lettre. J’ai la tête en feu, j’ai la fièvre, le délire. Je viens de voir votre partition de Faust que je ne connaissais pas encore. Voilà huit jours que je vis avec cette œuvre immense et que je ne puis la quitter. Quatre jours entiers, je suis resté chez moi, ne pouvant me décider à sortir, ni me résoudre à entendre pianoter mes élèves. Je suis resté enfermé chez moi, lisant et relisant ces pages immortelles, ne me lassant pas de les relire et de les rejouer sur mon piano, les étudiant, les méditant sans relâche et tachant d’entrer de plus en plus dans les détails infinis de ce monde d’idées sublimes. Où trouvez-vous donc, ô divin maître, une pareille musique ? Non, dans aucun temps, à aucune époque, dans aucun siècle de grandeur artistique, l’art n’a produit une œuvre plus splendide, plus complète ! Savez vous, Cher et Vénéré Maître, savez-vous que le duo de Faust et Marguerite, l’Hymne de Pâque, l’invocation à la nature, la course à l’abîme, le chœur des Sylphes et le chœur céleste, sont des morceaux presque sans équivalents dans l’art musical?
Il y a cette course à l’abîme qui vous donne un vertige plein d’épouvante. Je ne sais si je me trompe : cette litanie que chantent des femmes et des enfants, me paraît une merveilleuse invention. Cela impressionne terriblement. A la fin, cette terrible marche de basse et l’explosion sur l’accord d’ut dièze majeur, sont choses inouïes. Cela fait dresser les cheveux sur la tête. Toute cette scène, avec le chœur de damnés qui suit, me paraît devoir faire pâlir la scène infernale du Freischûtz, bien que celle-ci soit d’une diabolique beauté. Lorsque j’étais à Rome, j’avais vu un fragment du Chœur des Sylphes qu’avait donné l’Illustration. Je n’y pouvais voir alors qu’une suave mélodie, mais pouvais-je me douter à quel ravissant morceau elle appartenait ? C’est de la musique comme on n’entend qu’en rêve. Il y a surtout une phrase en la, qui revient en ré, à peu près à l’unisson, sur laquelle vient se broder un petit triolet frémissant de sopranos, qui me cause des ravissements que je serais impuissant à vous dire. Il y a ensuite une conclusion dont l’effet doit être quelque chose de merveilleusement aérien. Je parle de ce rythme syllabique sur de longues gammes en triples croches, de cette phrase qui descend toujours pendant le smorzando, de cette entrée des basses en triple piano, de ces derniers accords qui reprennent après un long accord de ré...
Que je dois donc vous paraître ridicule en me permettant d’analyser ainsi pour vous, votre propre œuvre. Pardonnez-moi aussi ce petit ridicule; c’est plus fort que moi. Je ne saurais parler d’autre chose, j’en parle à tout le monde, et vous voyez que je ne vous épargne pas. Je devais d’ailleurs vous écrire pour vous dire que j’ai reçu votre lettre et que n’ayant pas pu me procurer immédiatement l’adresse de M. Oppelt, j’ai porté la lettre qui lui était adressé au Ministère des finances, où il est employé, et où on a dû la lui remettre de suite. Le chœur de Pâque est un de ces morceaux comme vous seul savez en faire. C’est une musique de géant, une musique surhumaine, qui n’a peut-être d’analogie qu’avec le largo du final de la neuvième Symphonie de Beethoven. C’est un de ces hymnes glorieux qu’on dirait chantés par l’humanité toute entière. Vous m’aviez parlé déjà de la fameuse note obstinée; l’accord de sol majeur soit retentir contre le fa, avec une radieuse sonorité ?… Le chœur céleste est bien le pendant de l’hymne de Pâque. O divin maître ! Où trouvez-vous cette musique ? Avez-vous été au ciel ? Avez-vous entendu les chœurs des anges ? Les anges seuls peuvent chanter ainsi; et ni la terre, ni les hommes, ni les passions humaines, ni ce que nous voyons autour de nous de la création et de la société, ne peuvent suffire à inspirer une pareille conception.
Mais laissez-moi parler de deux morceaux que j’ai en particulière affection. Sans doute ne sont-ce pas ceux que vous préférez. Pourquoi les aimé-je autant ? Peut-être parce que j’y puis reconnaître toute entière, l’âme ardente du grand maître. N’ai-je point nommé le duo de Faust et l’invocation à la Nature ? N’allez-vous pas encore me trouver bien puéril dans mes observations ? Il y a dans cette ample phrase du duo, où la passion déborde, quelques très hautes notes à la fin, qui me paraissent un merveilleux élan du cœur, un brûlant épanchement de l’âme.
Que d’autres grandes beautés encore ! L’air de Faust et comme pendant, la romance de Marguerite ! Qui oserait encore parler, après cette romance, de la Marguerite au rouet de Schubert ? Et dans l’air, ce cri de Faust : Seigneur ! seigneur !… Et l’espèce de ritournelle des violons, après l’air ! Et dans la romance, la reprise du 1er mouvement, encore une ardente expansion d’un cœur comprimé ! Et aussi, à la fin, la reprise du premier motif, à l’orchestre, tandis que la pauvre Marguerite soupire seulement deux tristes hélas !… Tout cela n’est-il pas bien merveilleux et surtout bien profondément humain ? Où sont dont les Mastodontes et les dinotériums dont parlait ce fou de Heine ? Il ne connaissait donc point votre Faust ? Ou bien craignait-il de devoir avouer que votre Faust dépasse celui de Goethe non seulement de toute la supériorité de la musique sur les autres arts, mais encore de celle que peut donner à ses œuvres un vaste génie, dont la puissance est surtout puisée dans son sentiment intime, dans son cœur ? Je viens de relire, tout exprès le Faust de Goethe; et je ne crois rien dire de bien neuf, en affirmant que malgré sa vaste intelligence, Goethe n’avait point de cœur. Son Faust n’aime point Marguerite, et ainsi il est odieux. Il n’aime point Marguerite, parce que Goethe lui-même n’avait jamais aimé et ne pouvait pas aimer. Votre Faust est tout plein de passion et il intéresse bien autrement.
Les morceaux de pure fantaisie ont aussi leur bonne place dans votre œuvre. La chanson du roi de Thulé est une vraie chanson d’autrefois. C’est du moyen-âge le plus pur, et la fin est bien ravissante. La sérénade est brillante de fraîcheur lascive et prodigieuse de perfection rythmique. Il ne faut pas que j’oublie la petite dégringolade de follets qui la suit (passez-moi le mot.). Puis encore le chœur des buveurs, un morceau vraiment tout aviné; le menuet des follets est le type pur des ballets du Prophète. Il est maintenant évident pour moi que tous les compositeurs modernes un peu sérieux, procèdent de votre musique. Toutes leurs prétendues inventions lui sont plus ou moins directement empruntées. Mais ils n’ont fait que répéter en bégayant vos paroles, sans en comprendre le sens; ils se sont arrêtés à la lettre, et ils se sont bornés à glaner les miettes de vos festins. Aussi ont-ils grand soin de renier leur maître.
Ainsi je retrouve dans le final de la seconde partie les trois orchestres de l’Etoile du Nord. Il y a là aussi un thème en si bémol et un autre en ré mineur. Seulement chez Meyerbeer l’ensemble produit une affreuse cacophonie, tandis que le chœur des soldats et du gaudeamus des étudiants se marient parfaitement ensemble, sans aucune confusion possible. La chanson du rat et celle de la puce, c’est de l’humour à la Schaekespeare . La ronde des paysans est d’une gaîté franche et naïve à faire plaisir; le presto surtout me ravit. Puis il y a encore le ballet des Sylphes, sur le thème du Chœurs précédent, avec la longue tenue des violoncelles qui produit par l’oreille le même effet que pour les yeux, une gaze voilant un tableau. C’est féerique ! Que vous dirais-je encore ? J’eusse aussi bien fait de tout citer. Et pourtant je m’aperçois que j’ai oublié deux admirables morceaux. D’abord l’introduction. Là se trouve encore une de mes phrases (Oh ! qu’il est doux de vivre au fond des solitudes !).
L’autre morceau, c’est le largo qui commence la deuxième partie, où il y a des accents d’une expression sublime; surtout un certain oh ! je souffre ! et un peu après un accord d’ut, dans le bas, qui donne des frémissements étranges. J’ai aussi oublié la fugue de l’amen. A la bonne heure, cher Maître ! Voilà une vraie fugue, bien plate, bien bête ! Que parlais-je des deux autres morceaux, avec leur prétention au style fugué ! D’abord dans ces deux morceaux la réponse est fautive. Pour l’introduction il fallait répondre ré, ré, do etc. et faire entrer cette réponse sur le la de la septième mesure, du sujet; puis à la fin, il fallait une seconde mutation et vous deviez finir ainsi : si, do #, ré, mi b, ré. Dans le largo, puisqu’il y a deux mouvements de tonique et de dominante, il faut deux mutations encore à la réponse. Voilà comme on fait la fugue. C’est affreusement laid, cela tue tout net l’expression, ce n’est point de la musique ni un art quelconque; mais c’est correct, régulier, exact, comme une équation algébrique. D’ailleurs les deux morceaux que j’aime tant, sont trop mélodiques pour des fugues; elles finissent même par dégénérer en véritables mélodies. Parlez-moi de la fugue de l’Amen ! Encore une fois, voilà une vraie fugue. Fétis, ni même Cherubini, ne l’eussent mieux faite. Fétis ne la ferait peut-être pas aussi bien, même en s’y prenant très sérieusement.
Je me laisse aller à bavarder et je sens que je déraisonne précieusement. Excusez-moi pour tout ce verbiage. Je vous l’ai dit en commençant : je suis plus qu’à moitié fou. Ah ! Cher et vénéré maître ! Je vous dois des jours bien heureux dans ma triste vie; de ces jours que l’on voudrait marquer d’une croix de lumière. Cette musique m’exalte tellement, je m’identifie tant en elle, que parfois je crois entendre s’éveiller en moi le anch’io son pittore.
Allons ! Allons ! Je vais tâcher de chasser tout cela, et aller bien stoïquement faire jouer des polkas à mes élèves. - Pourrez-vous m’informer quand vous irez à Liège ? J’y viendrai; soyez-en sûr. Vous serez un peu massacré dans ma ville natale. Mais j’aime encore mieux entendre votre musique mal exécutée que de ne point l’entendre du tout. D’ailleurs il y a longtemps que l’on n’a rien dit de vous dans le Télégraphe. Il faut bien que l’on en parle un peu, n’est-ce pas ?
Au revoir, cher et vénéré maître, à bientôt j’espère. En attendant ne m’oubliez pas auprès de madame Berlioz, et présentez-lui je vous prie l’expression de mes respectueux hommages.
Adolphe Samuel
Samuel, A.: [brief n° 2062], in: Macdonald, J. en Lesure, F.: Hector Berlioz - Correspondance générale, dl. 5 - 1855-1859, Parijs, 1989, p. 216.