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La vogue extraordinaire de la musique nègre incita, cela va s’en dire, tous les compositeurs amateurs à délaisser la Valse lente pour le Fox-trot et le Shimmy. Cela nous valut une collection sans cesse accrue de musique "que ce n’est pas la peine", comme disait Chabrier.

Nombreux furent ceux qui, ayant acquis une certaine pratique du piano, s’imaginaient posséder un talent de compositeur et improvisaient des danses qui, après tout, n’étaient pas plus mauvaises que d’autres. En somme, c’étaient des réminiscences inconsciemment malaxées, ce qui leur donnait une apparence de spontanéité. D’ailleurs, l’invention musicale ne serait autre chose qu’une sorte de broderie, sur le souvenir de canevas connus. F. A. Gévaert n’a-t-il pas défini la création artistique: "la réminiscence transformée par la personnalité"? [1]

Ayant composé de la sorte, en toute sincérité, un fox-trot agrémenté de neuvièmes parallèles, M. Lypet me pria de coucher son œuvre sur le papier, ce qu’il aurait été fort empêché de faire, puisqu’il ne lisait pas la musique. L’honneur qui m’échut, moyennant 15 frs. l’heure, de rédiger la version écrite du fox-trot lypétien, m’occasionna un notable effort. L’auteur, au clavier, me jouait son élucubration que je notai mesure par mesure. Mais chaque fois qu’il la répétait, le texte différait de la version précédente. Il s’en suivait des discussions interminables. Ici, l’on hésitait entre un sol ou un fa, un dièse ou un bécarre; là, un temps manquait: où le placer ?

Plusieurs heures furent employées à cette opération fastidieuse. Finalement, le morceau se trouva entièrement écrit. Il était harmoniquement informe, notamment le chant octaviait la basse avec une gaucherie sans pareille. M. Lypet parut fort surpris, lorsque je lui en fis la remarque.
- Pourtant, ça sonne bien, prétendit-il.
Je ne parvins pas à le convaincre que cela ne sonnait pas du tout, l’octaviation étant une réduction à la même teinte, comme par exemple du blanc sur du blanc.

M. Lypet alla jusqu’à prétendre que j’obéissais à des principes périmés.
- Tout cela n’est plus de notre temps, où le machinisme, la vapeur, l’électricité ont modifié tellement la vie. Le jazz a transformé la musique de la même façon.

J’essayai en vain de lui démontrer qu’il n’y a aucune analogie entre la composition musicale et la construction des dynamos ou les systèmes de distribution de vapeur. Un pataquès reste un pataquès, quelle que soit l’interprétation qu’on lui donne. Mais M. Lypet finit tout de même par concéder qu’une correction de ses accords vaseux pourrait offrir aux yeux et aux oreilles un aspect plus fashionable de son fox-trot.

Néanmoins, quelques jours plus tard, quand il prit connaissance de la rédaction épurgée de son morceau, que je lui jouai moi-même, car il eut été incapable de le déchiffrer, sa figure exprima une déception profonde. Ce n’était plus ça du tout ! Il préférait de beaucoup sa version à lui, avec ses pataquès et ses octaves. C’était bien plus caractéristique, bien mieux sonnant.

Je l’assurai que personnellement cela m’était indifférent, puisqu’il prenait la responsabilité de la chose. Même nettoyée de ses mauvaises herbes, sa composition ne pouvait en aucune façon intéresser le musicien averti. M. Lypet s’en alla perplexe, emportant les deux versions de sa danse nègre, l’une avec ses pataquès, l’autre nettoyée de ses négligences.

Peu de temps après, les marchands de musique exhibaient à leur montre le dit fox-trot imprimé, orné d’une superbe couverture illustrée. Sauf erreur, cela s’appelait Good bye, Frisco. Il est indispensable pour asseoir le succès d’une danse nègre que celle-ci soit agrémentée d’un titre anglais, et que l’auteur signe d’un nom yankee. Lypet était donc devenu Petty Petley, pour tranquilliser le public, toujours méfiant et exigeant quant aux origines exotiques de la musique qu’il consomme.

Le marchand de musique me vanta les qualités commerciales de Good bye, Frisco. - Ça se vendra comme des petits pains, dit-il, ça figurera tous les soirs au programme des concerts, et fera concurrence au Tiger Rag, la danse actuellement le plus en vogue. M. Petty Petley avait soigneusement gardé dans son édition les octaves et les pataquès harmoniques qui conféraient à son fox-trot une saveur bien moderne.

M. Lypet, que je rencontrai quelques mois plus tard, me confia que son Good bye, Frisco lui avait rapporté 15.000 francs de bénéfice et maintes commandes d’éditeurs alléchés par ce succès "bruyant". Mais il connut aussi le revers de la médaille: si le public avait mordu goulûment à Good bye, Frisco, la critique s’était montrée rosse au possible, adressant à l’auteur des qualificatifs mortifiants et traitant son œuvre d’ineptie. Aussi voulait-il consciencieusement s’initier à l’harmonie, au secret d’enchaîner artistiquement les accords, sans pataquès ni octaves.

- "Le malheureux!" s’écria Auguste de Boeck lorsqu’il apprit la détermination de M. Lypet, - "le malheureux! Il veut apprendre la musique… il n’aura plus de succès!..."

Paroles prophétiques… En effet, à partir du moment où M. Lypet se mit à écrire correctement, la vogue lui tourna le dos. Je ne sais ce qu’il est devenu. Mais Good bye, Frisco apparaît encore çà et là au programme des restaurants à orchestre.

[1] Discours académique sur le chant liturgique. – "De l’Eglise latine", 1880, pp. 193-469.

Gilson, P.: Fox-Trot, in: Notes de musique et souvenirs, Brussel, 1942, p. 95-99.